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Francis Combes : Marseille, la Rose des vents , poème dédié à André Remacle et Charles Hoareau

Ce poème a été copié dans le blog de Francis Combes accessible en cliquant sur
 
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Si tu débarques à Marseille par la gare Saint Charles
(inaugurée le 24 avril 1927 par le président Doumergue)
il te faut un instant t’arrêter en haut des escaliers aux cent quatre marches qui dominent la ville
Tu peux alors respirer profondément l’air du large et flatter l’encolure du lion qui tourne ses yeux vers les balcons des hôtels, les antennes, les toits, le linge aux fenêtres, Notre dame de la Garde, la matrone gréco-byzantine, qui domine la ville de loin, dans le tremblement de la chaleur
et contempler  les cuisses imposantes de la belle Africaine alanguie au milieu de ses palmes
le grain de sa peau de pierre blanche
et celles de la grande Asiatique, toutes deux  allongées sur le côté, comme pour un banquet romain
allégories du Siam et de l’Afrique, sculptées par Louis Botinelly, idoles et esclaves, reines sans royaume, exposées et  nues
La belle Asiate paisible n’est pas en train de collecter, retenant avec un bandeau sur le front son récipient trop lourd, la gomme de l’hévéa dans les forêts d’Indochine
pour les amis du Gouverneur et la famille Michelin,
Et l’Africaine n’est pas en train de vendre des épis de maïs cuits à la vapeur au carrefour, elle ne porte pas un enfant serré dans un fichu, elle n’a pas de problème de papiers
Elles posent toutes deux, muettes et froides, indifférentes et pacifiées, sous le ciel cobalt et le soleil républicain
L’Asiate et l’Africaine, cariatides bien portantes, soutiennent le rêve d’azur perdu de l’empire,
de la France généreuse des colonies qui apportait aux peuples exotiques la prospérité, la culture et les droits de l’homme…
Les lampadaires de l’escalier géant sont comme des grappes de fruits vert émeraude
mais dans la forêt tropicale de la grande ville les arbres ne donnent pas de ces fruits que l’on peut cueillir simplement en levant le bras… et ceux qu’on te glisse dans la main sont souvent mortels.
Sur la palissade d’un chantier près de la gare  sont tagués des hiéroglyphes qui clament pour la postérité :
« Marseille nique Paris » et « Beze la police »
Marseille n’est pas la porte de l’Orient
Marseille est une porte qui bat à tous les vents
Marseille dort debout sur le pas de sa porte
Marseille est à la fois le Couchant et le Levant
le Nord et le Sud
le Centre et Nulle part
Marseille est la Rose échevelée des vents
Marseille ville colonie
ville des colons
ville colonisée
la vieille ville coloniale est à son tour colonisée par les colonisés
qui ont dessiné dans les vitrines des pâtisseries leur marqueterie de khadaïfs et de baklavas
et posé sur le sol près de la Porte d’Aix, les tissus bariolés de leur marché ouvert
Marseille-Phocéa, illustre cité grecque
Phocéa, fosse
d’aisance, fosse aux lions,
fosse aux ours,
Marseille fosse aux rêves où pourrissent en bas d’un remblai abandonné au coin d’un terrain vague les espérances déçues d’un nouveau départ, d’une envolée, d’une vie nouvelle, un peu moins pauvre sous le soleil
Du haut de la colline de la Savine où est plantée la cité HLM de ceux qui ne vont jamais à la merdégoulinent les ordures au milieu des pins
les papiers gras, les packs de bière, les pneus crevés
la vie jetée par la fenêtre débagoule le long de la pente.
Ici, plusieurs enfants sont morts, noyés dans le canal
et les femmes de l’association se réunissent dans un appartement pour prendre le thé et parler de leur vie
Descendant de la gare, vers le ventre de la ville, je m’arrête devant une inscription  tracée sur un mur à la craie blanche :
« J’ai onvie de mourire »
Et j’en ai la gorge serrée.
A  quoi sert le soleil sur la terre du fer blanc
où l’homme sans travail est une cuiller cassée ?
Où est-il celui-ci… Où est-elle celle-là qui a écrit ces mots ?
Quel est ce jeune sans emploi, sans amour et sans argent, sans famille et sans orthographe qui nous a laissé ce SOS auquel personne ne répond ?
Qui a dressé sur ce mur déshérité l’acte d’accusation d’une société où les enfants sont des fruits qu’on laisse pourrir dans le caniveau à la fin du marché ?
Un peu plus loin sur un trottoir j’aperçois un morceau de craie écrasée
je croise un jeune homme efflanqué qui fait la manche en jouant de l’arc birimbau
une vieille un peu folle qui brandit en dansant un portrait de Sarkozy
et une échoppe turque qui sert des döners kebabs avec des frites grasses
Sur la Canebière déferlent les supporters de l’OM
Avec leurs grandes bannières bleues
de loin qu’on pourrait prendre pour un cortège du souvenir royaliste
« Panem et circences »
Marseille, la ville plébéienne où le sport est roi
Marseille où la clientèle des anciens patriciens romains est passée de la sportule au sport
Il y a aussi parfois des lauriers roses et des platanes
des cliniques privées
des tresses d’oignon du côté de la Bourse
des ruelles et des souks
des auto-écoles, des assurances, des banques
et des mains qui sortent de sous les portes cochères…
Marseille du fric et de l’ordure
Il y a des bagnoles de flic blanches et noires comme les ageasses, oiseau pickpocket
des bourgeois qui n’ont plus l’accent, qui ne disent plus le Midi mais le Sud et qui parlent un langage d’eau tiède comme à la télé
et il y a aussi des jeunes immigrés qui ne parlent pas pointu
et entre les faux bourgeois et la nouvelle plèbe
il existe encore un peuple arc-en-ciel
qui, de temps en temps, descend dans la rue…
Près du Vieux Port, à l’angle de la rue du Paradis et de la rue de l’Opéra
une prostituée de soixante-dix ans attend le client
Il y a longtemps qu’elle aurait dû refermer ses volets et goûter la fraîcheur d’être soi
Elle boîte, elle est grosse et mal foutue, prête à presque tout pour un peu d’argent,
mais elle a en elle des réserves énormes de bonté
Bonne mère
le seul être qui lui reste est son petit chien
Elle est au centre de la ville
elle est le centre de la ville
Marseille, énorme prostituée qui rit la bouche ouverte, les dents cassées
Adossée aux montagnes du calcaire elle fait tremper ses pieds dans la mer
Il y a longtemps qu’elle ne porte pas de culotte
Et toute la vie de la ville qui pullule s’agite entre ses jambes qu’elle a grand ouvertes
Mais personne ne la voit
parce qu’elle culmine trop haut par-dessus la ville, elle englobe la ville
elle est la vie même de la ville
Marseille rascasse géante, hérissée de piquants ventre protéiforme
Marseille matrone maritorne
Marseille patronne et femme de ménage,
Marseille la vulgaire et la raffinée, brave, bonne
salée et chère comme la boutargue
Marseille ville incendiaire
putain aux larges flancs
femme famélique au poitrail de portail
caque, égout, corne d’abondance
qui descend des terrains vagues sur les hauteurs
vers le bas-ventre de la ville
où vont toutes les déjections
J’aime d’un penchant coupable cette cité difforme, affreuse et belle, énergique, joyeuse, violente et complaisante avec elle-même,ville protubérante, excessive et vacarmeuse, cette ville en désordre où tout vous ramène à la mer,aux violets ultra iodés du vieux port,
à la rascasse susceptible
au rouget argenté…
J’aime cette ville pour son tohu-bohu
pour les passerelles et les escaliers qui dévalent du Cours Julien
pour les hommes qui boivent le café dans de petits verres
pour les vieilles femmes maghrébines un foulard sur les cheveux
pour les façades colorées qui jouent les artistes
pour les femmes du midi acérées comme des feuilles d’olivier
pour les rues en pente qui s’étirent au soleil
pour les maisons basses qui se pressent dans l’ombre et la fraîcheur comme des chatons autour d’un bol de lait
pour la mer populaire, la mer qui a beaucoup transpiré, la mer qui passe sous le viaduc et vient en visite se tremper les pieds jusque sous les fenêtres de Fonfon au Vallon des Auffes
la mer le long de la corniche
la mer à l’extrémité des Goudes
la mer qui vous prend par la main et qui vous mène vers le  large
Marseille la grecque et l’arménienne
Marseille l’algérienne et la provençale
Marseille qui prend le pastis dans le bar des Amis et regarde le match à la télé
Marseille la bourrue, Marseille l’accueillante
Marseille qui fait cuire la bourride dans un baraquement sur la falaise, près du château d’eau,
après le rassemblement des jeunes militants venus de toute la France
Marseille des fêtes disparues de la Marseillaise
Marseille solidaire, Marseille du Secours populaire, des ouvriers et des intellectuels
Marseille la révolutionnaire qui monte à Paris avec son régiment de marche et répète les notes de Rouget de Lille
J’aime Marseille pour une bicyclette contre un mur, trois types qui tapent le carton à un coin de rue, dans une zone d’entrepôts et de garages, sur un bout de trottoir, à la terrasse d’un bistrot qui fait de la résistance contre la progression du vide, du silence,
la gangrène du luxe aseptisé,
Marseille la ville ouverte sur le sud a son étoile polaire du côté des quartiers nord
Quand tu prends le bateau pour l’Algérie
attendant en voiture dans la longue file sur le quai, pour quitter la ville,
tu passes sous le portique métallique qui ouvre sur la mer
et tu te dis, Macarelle!
c’est en luttant ensemble
du Nord au Sud
et du Sud au Nord
que nous trouverons le salut
sur la Terre
et sous le Ciel
de la Méditerranée.
 


08/11/2012
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