Patrick Quillier : « L’ESPRIT COULE DE SOURCE » Entretien acousmatique avec Boris Gamaleya
Partition de l'Elégie Lauragaise, par le compositeur , poète et traducteur Patrick Quillier : http://arevareva.wordpress.com/?attachment_id=44
Toutes les réponses sont composées en mosaïque acousmatique réalisée par Patrick Quillier à partir des livres de Boris Gamaleya.
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Boris, qu’est-ce qui fait naître le poème ?
— Il suffit de bien peu pour la gloire des routes : un bris de bibelots, un agile fer-blanc où
l’enfance soliste à elle seule éveille l’orchestre et ce halo immense autour des lunes, comme à
l’estuaire une eau réconciliée avec son devenir. Parmi les agréments des marches les plus longues,
la part maudite est un filon. S’enfoncer en soi-même est le secret des îles. De grands espaces
s’étourdissent en mon âme. Je viens des grands orients de la terre. Je suis un pèlerin de l’autre
rive. Les marronies pèsent encore de tout leur poids de songerie sur la montagne… Sur une haute
cime — et non en les miroirs de fond — se vit la version la plus soutenable du ciel. Éclair rare
forgé au cœur du brouillard. Mon désir d’infini n’est qu’un marron tranquille. Être avant tout une
aile, un marron sans montagne. Rejoindre les pèlerins du plus grand sens, le va et vient de
l’Imaginaire infini, le marronnage implicite et continu vers des lendemains de ni vérité, ni
mensonge — ou du moins qui les relativise — au profit des services euphoriques du
dépassement. Se défaire… se refaire… image infinitésimale éparpillée en tous nos sens. Arc-en-
ciel euphorique de la grâce…
Les derniers vers de Vali pour une reine morte (1973) parlent peut-être d’une expérience d’extase paradoxale,
dans laquelle nostalgie et euphorie se disputent le vertige : « île/rahariane/île/ma russie noire/je tombe/la
mémoire brûlée du lait de tes euphorbes ». Quel genre d’homme est le poète qui connaît une telle extase ?
— Un homme en larmes, le cœur brûlé d’amour.
Peux-tu nommer le paradoxe de cette extase ?
— Vie et mort pour une alchimie de la générosité. Poème — heureux sommeil. Nous sommes
prêts pour la paix universelle — des forêts de bonheurs à planter partout… partout… Pourquoi
s’attarder à renaître de la même blessure ?
Je pense à Ruysbroeck l’Admirable, lorsqu’il distingue un je-ne-sais-quoi énorme, un presque-rien vertigineux entre
deux connaisseurs d’extase : « Ah! la distance est grande entre l’ami secret et l’enfant mystérieux. Le premier fait
des ascensions vives, amoureuses et mesurées. Mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se
connaît pas. »
L’extase dont tes poèmes sont la résonance me semblent osciller entre ces deux pôles.
— De quel savoir procède le sortilège du silence ? Du haut de la Plaine des Cafres, l’âme transie,
les dents serrées, je contemple l’île dans sa beauté de Bête d’Apocalypse ou de lente nécropole de
l’Idéal. Blancheur levée des calices, silence claironné… Silence finement perméable et comme
orphelin d’une note fondamentale ou embarrassé d’une fugace impression de ne savoir si l’on n’a
pas fait le mauvais choix du temps. Silence, cher silence… guérison de nos antinomies ou
couvaison de virulences. Le silence — coquillage au corps de femme et de sourate. Le silence —
autre ramage pour la harpe des forêts. Que faire du silence ? une voix pour lama ? Le silence nous
emporte !
Avec La Mer et la Mémoire — Les Langues du Magma (1978) tu as poursuivi l’entreprise, déjà sensible
dans Vali pour une reine morte, de renouvellement du souffle épique à La Réunion. Cela passait par
l’acceptation de ce qu’on pourrait appeler « poésie de circonstance », autrement dit des poèmes militants et engagés,
dont l’intérêt peut sembler caduque aujourd’hui. Toutefois, d’autres enjeux caractérisent ce livre charnière et en font
un recueil à mon sens de grand intérêt : à côté de la narration collective se donne à entendre une narration
personnelle, et ce, de façon plus directe que dans Vali pour une reine morte ; des réflexions sur le langage
poétique et son rapport à l’histoire et à la géographie émaillent ce livre trouble autant que double ; un dispositif
d’écoute du monde se met en place, qui ne sera dès lors, dans les œuvres ultérieures, jamais démenti… Que reste-t-il
de ce livre dans le cœur battant de ta vie continuée ?
— La caverne ouverte de mon attention se remplit de l’écho montant d’un naufrage. Espace
fracassé de tambours de mémoire. Une aristocratie de langage dispose aux marges de l’empire la
clandestinité de ses stances impies, appréhende mes sources, aspire mon tropique. Le vieux
monde nous presse, mordu comme pas un par l’envie d’écouter le coup de pique de l’archange à
la terrasse… Dieu ! quel mystère qu’une lune en les palmistes… On ne règle pas les comptes de
la terre avec la mort. À chaque chaîne identitaire son vertige cyclonique — sa genèse sans cause.
Le grand large dans son autre recommencement… Les profondes origines ignorent nos
frontières comme l’amour… La nébuleuse Amour à jamais expansive… Nous nous identifions
jusqu’à nous répéter comme en un grain de temps les letchis du langage au grand rassemblement
des ressemblances. L’histoire, c’est la vie qui peu à peu triomphe, et non nos seules morts : le
combat continue. Plus jamais ne seront les esclaves amputés de leurs rêves. Nous allons vers les
polyphonies basaltiques de l’extrême. Quand de la lumière et des ténèbres qui s’épouseront de
nouveau, naîtra la vraie clarté, quand on reconnaîtra dans la fable et les chants l’histoire éternelle
du monde, alors il suffira du mystère d’un mot pour jeter la panique au règne de l’Envers.
Voici quelques vers de ce deuxième recueil, qui sont parmi les plus musiciennement fluides que tu aies écrits : « ô
chant de mer/ô loi des îles//lors le songe de mer qui renaît sur mes lèvres/pour tout recommencer/le songe/est-ce
le sable où la mer me ressasse/le sable/est-ce la mer où le songe s’efface/la mer/sans cesse comme un homme à lui-
même rendu/qui se souvient de son possible dévasté ». Se souvenir « de son possible dévasté » tout en étant « à soi-
même rendu », j’entends là aussi le flux et reflux du « se défaire… se refaire », battement vital de ta poésie.
— Ces mots qui recèlent tant de mines… Comment ravitailler autrement les arsenaux de
l’Espérance ? Salubre incantation au dos des artifices. Je sais contre quels écueils se battre et
combien on a intérêt à ce que les événements recréés jouxtent les pilons de la mer. Seules les
maisons débranchées — sanglées de clairs horizons — permettent les bonnes cultures de la nuit.
J’ai pour langue une porte qui s’articule au monde en situation.
Justement, dès ce deuxième recueil, la présence vibrante, sous forme d’épigraphes ou de références, des littératures,
des philosophies, des spiritualités et même des cultures du monde, commence à se faire percevoir. Cela ne cessera
plus désormais, notamment lorsque tu te mettras, avec Piton la Nuit (1992), à insérer dans tes textes des
extraits de partitions, des photos, des tableaux… Deux exemples entre mille de cette résonance vivante : tel poème
de Le Fanjan des pensées — Zanaar parmi les coqs (1987) associe les figures de Fernando Pessoa, Paul
Celan et René Char, et le poème « Mondo sono », dans Piton la Nuit, invoque, entre autres, John Cage, le
Trisagion de la liturgie orthodoxe, « l’étoile de la Sourate » et le chanteur soufi Nusrat Fateh Ali Khan... Il
semble d’ailleurs que tout ce bruissement humain soit indissociable des paysages sonores du monde en général, et
tout particulièrement des concerts animaux.
— Le meilleur de mon inspiration — je le dois à l’envol d’un haut pays dans le cri matin et soir
des martins. Je comble les trous de mon esprit avec l’obsédant refrain des coqs du bout du
monde : la page est à refaire… la page est à refaire… Que disent les oiseaux dans leurs langues à
clic ? M’kra m’kra m’kra m’kra des pintades à l’aube. Pahoé hoé wé dit un coq de rivière. Se lancent les coqs, à échos perdus, des pétrusmok, pétrusmok… Des piapias infinis s’élèvent. Les mots sont
nos oiseaux de pratique nouvelle. Sik sik dit l’oiseau blanc, ouik ouik dit le boulboul. J’entends les
oies de la grande terre, plus loin le chant des calaos. Wou-ou-ou-ou… Un chien pousse un
hurlement. Quelqu’un l’aurait-il ébouillanté ? Un cœur de chien. L’incipit d’une œuvre de Mikhail
Boulgakov : Wou-ou-ou-ou kaï kaï kaï… Et du fond du monde, Gombrowicz en écho : Bakakaï…
Bakakaï… Mou-ou pousse au loin un bovidé… « Les autos font wou-hou le métro fait rrahou » (Jean
Tardieu)… Méon fait le raton, méou fait le mérou, primordial fait le rien (l’essentiel est d’y croire).
Broun roun roun fait le transsibérien. Le logos fait glouglou. Il y a toujours dans l’art de l’aube —
haute norme du coq — un concert écartelé. Quel est l’air aujourd’hui ? Le Vol du Gypaète ou la
Claire Allégresse qui fait glouglou du côté de l’Égypte ? Sur la table de nuit la Bhagavad Gîta lève
un vacarme assourdissant de conques. Le langage, écoute d’une histoire connue. Un bruit de fond
porté par des siècles infinis. Mais qu’est-ce que je dis… ces mots qui se bousculent, qui me
lâchent… pardon ! C’est ça… l’épiphanie.
L’épiphanie… Elle semble donc pour toi apparaître tout autant dans les entrelacs filigranés du langage que dans
la perception du monde ?
— Je rêve d’un état de hautes plaines. Mon rêve est le réel, le réel est mon rêve, prélude à ce qui
adviendra et passage obligé des hautes mutations. Les langues se bousculent. Collision entre deux
phrases. Naissance d’une étoile. Chaque mot se fend d’une grande vérité. Nous passons d’un
langage à l’autre. Je redemande sens à ce qui était là. Rien ne pourra remplacer ce pays — si ce
n’est la parole qui l’accompagne. C’est comme le cheval de Saint François de Sales : le nouvel
organon de pensée est lancé. On bascule en haute résidence.
Encore une forme d’extase paradoxale, à la fois chute et élévation… C’est toi qui la ressens à travers les mots, et
en même temps c’est le langage lui-même qui s’extasie en toi, n’est-ce pas ?
— Plus haut que l’écriture où veux-tu que l’on aille ? D’un mot de plus d’un sens — Dieu
t’évacue du monde du souffrir. Une phrase de l’aube est capable d’une lumière maximaliste.
L’image intense nous apaise. Nul n’est abandonné de ceux qui n’auront fréquenté que l’herbe, les
algues, l’aubaine des étoiles et leurs voisines, les cascades, au fond de l’univers ! Le jour fait vibrer
sa fibre métaphysique. Ce matin il m’est arrivé de recevoir l’Ouvreur du Temps. Il a surgi par
surprise de l’horizon que décèle, à notre insu, l’intervalle entre les moments faussement pleins de
nos exaltations. Et, tout d’un coup, par le couloir d’un éclair, j’ai senti mon âme en liaison avec
elle-même, mais telle qu’elle était devenue à travers les âges. Et je fus submergé par la richesse du
lexique qu’elle avait appris entre-temps à aimer, comme si j’avais fait mienne cette contrée au
point d’en éprouver un bonheur jusqu’au vertige et de la sublimer dans mon adoration…
Dès lors, toi qui as pris tant de temps à recueillir la parole de « la culture de la nuit », autrement dit celle des
conteurs, poètes et autres griots, tous héritiers vivants de traditions encore en vigueur sur l’île de La Réunion, ton
usage des mots ne relève-t-il pas, sinon d’un chamanisme ancestral, du moins d’une certaine magie opératoire, visant
à décupler les énergies vitales ?
— Dehors est une grande forêt du souffle — un Tibet — une quintessence de mémoire entre toi
et les choses aux branches invisibles portant fruits de langage. Les grands mots du lexique,
fatigués de discuter font dodo… Et les choses qu’ils cachaient risquent un œil vers la liberté.
Comment le sommeil des « grands mots » délivre-t-il la vie emprisonnée dans tous les moindres recoins du lexique ?
— À l’intérieur des mots nos finalités ont cessé de se battre. Les mots maintenant nous délivrent.
On ne craint plus rien. Longtemps refusé, l’envers des choses enfin révèle son âme dénouée. Le choix interrogé de nos possibles, L’AUBAINE DES CONTRAIRES… Mais est-il autre temps
pour ta métamorphose que celui qui s’en vient de l’amour inconnu ? Synthèse ! Est-il en moi
autre mémoire ? Contre-pouvoir ! Vertige ! Expérience élargie, insolite normalisé remis en cause,
élève-moi… Par les routes nouvelles de nos adorations et les camps sauvages de nos rébellions,
élève-moi, inachevé : je transmue en État le bel événement, LIBERTÉ, LIBERTÉ !
Cette liberté qui s’engouffre dans « l’aubaine des contraires » (on se rappelle le quintuple cri fondateur,
« LIBERTÉ », poussé haut et fort par le marron Cimandef dans Vali pour une reine morte), il me semble
qu’elle instaure un royaume mental délivré des diktats étriqués du réalisme et du rationnel…
— Quand deux idées se télescopent malheur à la troisième… Aucune comme toi et toutes à la
fois. Après quoi plus rien n’arraisonne le silence comme la guerre des proximités entre elles. En
souvenir d’une corde de viole zioum ! qui a sauté, il y a d’autres effets qui demandent eux aussi, il
est vrai, à être recueillis. Un grain de pollen ci, une miette d’embrun là, tombée du long drap du
vent que cette mer tord à travers la côte… Une parenthèse — au cœur d’une parenthèse —
remet tout en question (comme un vague à l’âme dans la froideur d’un savoir-faire).
Remise en question vaut ici pour souci des nuances, en même temps que réconciliation entre flou et précis, entre
différence et répétition. N’y a-t-il pas dans un tel dispositif, que tu nommes quelque part ton « madrigalisme », un
formidable motus perpetuus ?
— En fait, tout modèle, fût-il sudiste, se prête au coup des variations qu’il est temps d’appeler les
Embardées de la voie, nos Étranges Pays… Recueillez et l’on dira de la lumière qu’elle se perd en
musique… en pollen qu’un éden pulvérise de réminiscences… en goût de l’eau que frôle
l’espérance et que l’âme d’un piano récupère… en lointains affectés de rêveries décisives et
d’harmoniques prolongées jusqu’à Dieu…
Jubilation des jeux de mots à l’infini ?
— Accordons nos effets de voix lointaines. Se brise un coquillage — entends-tu — et se lèvent
les chœurs de l’enthousiasme et les flûtes du sens. L’éclat du sens dans un lexique retourné, les
hémorragies de l’esprit. Dans le filon littéraire — la tirelire tombée des doigts de Dieu — tinte le
saint mot d’esprit. Et la Joie multiplie la Face Maternelle, le doux questionnement du babil
enfantin…
L’enfant babillant est donc un des maîtres les plus importants du poète. Tu rappelles cela notamment à la fin de
L’Arche du comte Orphée ou les ailes du naufrage (2004), lorsque tu déclines les « parlangues »
d’enfants de ta famille. Ou à la toute fin de ta pièce de théâtre Le Volcan à l’envers ou madame
desbassyns, le diable et le bondieu (1983), qui se termine pas cette formule, placée dans la bouche de
Simangavole, marronne emblématique du XVIIIème siècle réunionnais : « L’ENFANCE CONTINUE ».
Qu’est-ce que l’enfance aujourd’hui pour le poète ?
— Mon enfance-éternité, le haut relief de ma pensée sauvage.
Mais encore ?
— L’enfance, procédé de syntaxe que l’âge tarabuste. De nouveaux souffles courent nous
étourdir l’âme, la vie ayant opté pour d’autres souvenirs. Enfance inféodée aux séismes du feu, je
résiste à l’usure. Le cœur bat comme il peut dès la première larme. Dans les machineries de l’ogre,
un cœur d’enfant bat plus fort que jamais.
L’enfance a donc eu son versant abrupt ?
— Voici l’enfant clamant sa syntaxe de guerre. Un discours de l’écart assassine déjà l’enfance que
l’on traîne en hurlant vers la cloche.
Quant à son versant tempéré, ce village des Makes où s’est épanouie ton « enfance-éternité », je crois savoir qu’il t’a
prodigué une expérience fondatrice, celle de ta main plongée dans l’eau lumineuse d’un canal de bambou,
communion sacrée avec le divin ?
— L’eau courante qui emporte l’enfance me laisse à mon vertige. Je veux boire l’eau des Makes,
cela que je n’ai point perdu. Mémoire, équipe-moi de mes membres-fantômes. Adieu mes
origines, j’ai tout réinventé. Le feu et ses fumées, naissent les nostalgies, et notre vérité, mémoire
du chemin. Que je me donne à toi, inaccessible. Refais en moi cette île. L’ENFANCE
CONTINUE. Je me hâte entre la parole (slovo) et la gloire (slava) avant que la nuit n’éponge le
sang du sacrifice et que l’âme ne s’envole vers l’hémisphère sud de la mort… Entre l’eau de feu
de Makes et les artificiers du jour de l’an (entre slovo et slava) quoi donc si ce n’est une place pour
une main tendue vers la déesse de l’harmonie et formulant encore un oiseau envolé ? Y a-t-il
autre chose ?
Non, sans doute : tout est là. Mais n’est-ce pas cela qui se rejoue sans cesse ?
— Offices d’anamnèses. En des Makes tout bleus j’éveillais un écho. Makes où l’enfance encore
une fois écoute le père — les mains et la voix chargées de l’Acte préalable de Scriabine. Il n’y
avait plus qu’un cours d’eau à franchir pour tout avoir — l’autre chant — le silence propice à la
création…
Il y a donc une filiation qui va de l’enfant au connaisseur d’extases ?
— L’enfant naît dans un rire : nous sommes l’île de son rêve. Vent de l’enfance, lieu où l’amour
de dieu entre comme une femme. Nos synthèses, pure pensée du tout. L’éternité débute par un
air d’enfant et s’achève en page unique d’un bréviaire hésychaste. L’éternité respire par le dos.
« Nous sommes l’île de son rêve. » L’île est la reine qui hante toute ton œuvre, dans un retour toujours
recommencé…
— Île obscure à soi-même ! toute ma vie ne fut que ton hurlant désastre. Où suis-je ? Sur quelle
planète des coqs ? En quel fondu des archipels ? Île en mal de ré-écriture… Avons-nous replacé
le temps où il fallait ? Quelle île éparse rassemblé grain après grain jusqu’à ces points
microscopiques que les houles en force arrachent aux récifs ? Étions-nous destinés à de meilleurs
naufrages ?........... Qui a commis la lourde faute ? Impossible à l’amour d’en savoir davantage,
sinon qu’il y aura toujours un lendemain, renaissance d’île, infinie source de mer.
Il t’est arrivé de dire que tu parlais « au nom d’une île athlète de l’esprit. » L’île est l’énergie des « langues du
magma » ?
— Une île peut s’éjecter de sa cage comme un étrange animal…
Cet élan libérateur est aussi celui du poème ?
— Les temps d’un flot léger comblent nos fondrières. Et d’autres vies se donnent à voir. On met
à nu les vecteurs inaudibles. On n’en aime que mieux l’île non entendue. Des fraternités nous tiennent. À rebrousse code de toutes les couleurs et de toutes les servitudes, l’île se constitue née
de l’imaginaire.
Dans Lady Sterne au Grand Sud (1995), comme chez Kateb Yacine où la figure de Nedjma incarne
mystérieusement à la fois une femme et l’Algérie, et sans doute la poésie même, Sterne est tour à tour et en même
temps femme, île, oiseau, poème, et que sais-je encore, selon « le coup des variations » dont tu parlais tout à l’heure.
À ce titre l’île n’est pas refermée sur elle-même, comme le confirme, entre autres, le titre d’un poème de ce recueil :
« Rencontre dans l’infini insulaire ». D’autres formules pourraient ailleurs y faire écho, par exemple : « ni
mausolée n’est une île — ni mot isolé » (Jets d’aile — Vent des origines, 2005) ; « À vos immensités ! »
(L’Île du Tsarévitch, 1997) ; « l’œuvre insulaire enfin ouverte sur l’universel » (Ombline ou le volcan à
l’envers — Oratorio 1998, 1999)… Opiniâtrement épris de ton île, tu n’en es pas moins rempli d’élans vers
tous les points cardinaux du monde. Je voudrais savoir comment ces deux passions s’accordent au fond de toi. Pour
t’inviter à parler de ces alliances, de ce double mouvement d’une plongée dans les énergies de l’île et d’un envol à
tous les azimuts, je recourrai à une question que tu te poses toi-même quelque part : « Dans la pensée du monde,
qu’est-ce qu’une île ? »
— Le cosmos a changé, ici magma et là essence vibratile. Les hauts faits éveillent des
harmoniques vers les pitons qui n’existent pas. Désordre du chaosmos continué en musique. Je
m’immobilise en une pensée de source. J’ai clamé mes élans sur la plus haute marche, inauguré
l’île mauve de ma fierté. L’île ancienne enrichie de pas mal d’états d’âme survenus au monde.
Mon île, comme un long beuglement de soleil en été, ô lumière que nul ne contredit, mon île,
coup de foudre où succombent les dieux. Île précise — arche des laves —, je te sors des
frontières du rien dire. Mais ne suis-je point autre moi-même ? À travers l’île-monde au gré des
bénévoles.
Cette « île-monde » est donc bien devenue la figure de l’Arche, qui traverse tous tes derniers livres, les édités comme
les inédits ?
— On mise sur le besoin d’ouvrir le ciel à d’autres voyages. On part… On part… l’au-delà des
jardins est une transhumance. Une mer de soleils. Oiseaux jaillis de l’Arche, étalez les cartes de
l’Univers ! Allez, je vous le dis ! déportez-vous de pays en pays ! Vous êtes partout et jusqu’au
bout dans la bonne direction. On peut être partout à la fois comme être et ne pas être, le haut et
le bas, l’ange et la bête… Vive la transcendance en nos panoramas ! Les coïncidences du tout
ouvert…
« Les coïncidences du tout ouvert… » Plus encore qu’à la thématique de l’ouvert qu’ont traitée par exemple des
poètes comme René Char ou Yves Bonnefoy, et plus encore qu’au concept du « Tout-Monde » de Glissant, je pense
ici à la synchronicité chère à Jung et, après lui, à des gens doués comme toi d’écoute sensible, tels Raymond
Abellio, René Barbier, Simonne Jacquemard… Dans une telle ligne de fuite, l’Arche n’aurait-il pas en lui
quelque chose d’un Archétype ?
— Ô poème en chemin vers les plus hautes luttes : une antique écriture y laisse ses vestiges…
Allez ! je vous le dis ! mes fugitifs, hommes cassés-brisés ! à tort et à travers ! cherchez et
remaniez jusqu’à vos radicelles ! L’ARCHÉTYPE ! L’ARCHÉTYPE ! Laissez-moi au moins aller
avec les oiseaux — Dante et famille — reprendre mes esprits.
Dante, bien sûr, et son voyage initiatique… Mais peut-être aussi toutes les spiritualités du monde ? Ne
communiquent-elles pas entre elles dans leur expérience du « tout ouvert » ? Ton poème n’est-il pas leur caisse de
résonance ?
— Au fond d’elles-mêmes, les choses savent l’effet lointain qu’elles exercent les unes sur les
autres. Un lent futur prend source en nos surabondances. L’avenir déborde l’étroit sentier d’un
miroir pour le passé ! Le passé fait le plein d’un présent sans retouche. La destination de
l’extrême nous réoccupe divinement dès le point de départ ! Toutes les écritures ont pour feuille
de route cette mer à paraître entre des horizons insoupçonnés. — Tout au fond, là-bas, il manque
un porte-voix au ciel… Une échancrure sur la montagne ré-enchante le cœur incompressible des
choses. Il fait nuit. Le vent froid se faufile par la fenêtre et gonfle les rideaux de tulle. La boiserie
fait du visible et de l’invisible un même chuchotis. Des flûtistes — les coqs des étoiles —
établissent le contact avec l’en-deçà. Chut !... Plus rien ne se divulgue à perte. Pas même une
prière des morts. Par la communicatio idiomatum de Saint Jean Damascène, par ici, s’il vous plaît ! À
votre tour de dire en brefs coups de gong que de petites morts nous évitent la grande. Venez, le
vent ébouriffe le Livre ouvert des Échancrures…
Peut-être est-ce dans cette entreprise d’ouverture infinie que tu t’es reconnu frère de l’hétéronymie pessoenne et de son
dynamisme mental ? Au « Tout sentir de toutes les manières » de Pessoa, tu réponds en effet : « Semer partout les
membres de l’Esprit »…
— Ma vérité pratique m’a déjà devancé. L’utopie essaimée, vertèbre du possible. Nous habitons
un corps plus grand qu’on ne le pense, sans être davantage assurés des lointains. Nos esprits
bousculés occupent d’autres crânes. Ma terre te prête plus de vies que tu n’en as eues. Ni les
cannes, ni le chanvre indien ne sont un obstacle sur la voie de la citoyenneté. — Mais alors les
coqs, cesnon-dormants, les coqs chargés de siècles ? Un coq de part en part peut nous
surprendre encore. Pessoa — enfant de l’art — est coq de mystère.
Pessoa, à travers les poèmes « païens » d’Alberto Caeiro et de Ricardo Reis, a prôné « le retour des dieux ». Ce
que tu appelles ton « zanarchisme » (à partir du mot « zanaar », qui veut dire « dieu » en malgache) contient
aussi sa part de paganisme ?
— Sous nos diables d’arbres la sève des païens comme un sang de rebelle déborde. Je suis le sud.
Je suis l’afrique. Je suis l’axe du ciel. Serais-je une voix étrangère qui ne repère point parmi vous
sa présence et se détraque ? Je parle du vécu. Je parle du bon soir. En somme je ne suis qu’un
orgueil à sa source.
Ce souci aigu et constant des commencements n’est pas pour rien dans le mystère sans cesse réitéré, voire intensifié,
de ton œuvre « in progress », à la teneur tout autant présocratique que celle d’un René Char. N’est-ce pas là une
des causes essentielles du malentendu que certains entretiennent autour d’elle, en la mélisant ?
— Au cercle des bardes disparus, on ajoute ceux à faire encore disparaître…
Mais toi, puisant sans cesse à toutes les sources, tu ne cesses pas d’apparaître, sans avoir cure de tes mélecteurs,
sûr de trouver à qui parler...
— Ah ! l’homme ! l’âme branchée sur la dialectique des choses — dont je n’ai fait que débloquer
la mécanique — l’homme ! l’homme ! je lui impulse la révolte… Par là passe le diable, le moine
sans patrie, le sauvage exalté qui, entre les dents, chante le cœur brûlé des oiseaux.
Au nom des « coïncidences du tout ouvert », tu as fait du diable, pour reprendre un de tes mots-valises, un
« dieublotin », autrement dit un collaborateur du sacré. Comment en agir alors avec le mal ?
— Pour le subvertir, si on changeait un peu de stratégie ? On lui subtilise son énergie (l’espèce de
brouillard dont il se sert quelquefois pour vêtir sa nudité) et on lui insuffle la sève de nos images ? On tente le coup ? On n’hésitera pas à le traquer, s’il le faut, jusqu’aux îles du bout du monde…
jusque dans le ventre de la baleine ! Des centres de gravité inconnus somnolent dans l’étendue…
Des mers rêvassent au crépuscule sous l’œil des félins entrés en fusion… Comme dit
l’Upanishad : l’infinitude est joie. « Si une seule goutte de ce que je ressens tombait en Enfer, elle
le transformerait immédiatement en Paradis. » Ah ! Catherine de Gênes ! imprévisible
géographie… Tout paysage recèle une béatitude.
Depuis le début, envers et contre tout, tu composes ton hymne à la joie ?
— Béaltitudes. Parois de l’être… L’ombre joue de l’autre côté. Ainsi en usons-nous avec nos
rêves, quand nous tournons le dos à nos ruissellements. Je quête l’absolu en la rumeur des
peuples. Ce cri de l’absolu qui me fait mal encore.
La quête de l’absolu est donc à la fois une affaire personnelle et une aventure commune, partagée entre les hommes,
entre beaucoup d’hommes. Il y a ici comme une vibration contagieuse. La liberté est absolu, l’absolu est liberté.
Est-ce là le partage essentiel, la communion fondamentale ?
— C’est dans la liberté que naît le dieu visible. Cloches de la battologie, nous avons traversé en
tous sens, dépassé les contrées de l’absurde et rebroussé le cours de nos clameurs sauvages vers le
Cratère en jeu de la Présence Absence. Brèves effervescences. Ciel des idées : les sonorités d’un
piano sous les doigts de Dieu sont des coups de langues de feu à l’éclat de pierres précieuses. Une
ombre du fond du monde me parle dans les cloches du soir du piano. Une musique indétermine
ma conscience. « La cloche pneumatique du Rien à l’état pur. » (V. Jankélévitch, Philosophie
première)
Ton dieu, fût-il « visible » en tant que « dieublotin », est un dieu de « langues de feu » et de langues d’oiseaux. Il
est le dieu des musiciens, tout vibrant dans « l’accord mystique » de Scriabine cher à ton cœur, et non celui des
philosophes, à l’exception peut-être de quelques-uns, également musiciens, comme Jankélévitch.
— Je crois aux Litanies à la Vierge Noire de Poulenc. Le point d’orgue qui passe est le temps
éternel. L’Un de Plotin donne ce qu’il n’a pas. Nous fera-t-il sécher ? C’est l’instant musicien où
nos événements attendent de se répandre en filets d’eau vocalisés dans le gosier des oiseaux
noirs… L’ange s’est mis tout entier dans un accord. L’accord dont la tonique et la dominante
sont la souffrance et la clarté de Dieu !... Je psalmodie à perte de ferveur la prière de l’un et du
multiple. Pluralité de l’Angélologie ! Des identités plurielles font la fête à l’horizon. Et nous ? Et
nous ? hélas ! hélas ! Nos jeunes filles n’y vont que la nuit, expirantes pensées.
Toujours ce flux et ce reflux, ces extases paradoxales… Mais j’y pense, n’est-ce pas là ta parenté avec Hermès
Trismégiste et sa Table d’Émeraude, sa Tabula Smaragdina, où il est dit que tout se répond, que tout respire
avec tout, haut et bas, proche et lointain, obscur et lumineux, vie et mort ?
— Il est à moi ce Dieu qui mêle en haut en bas, n’est-ce pas maître Eckart ?, au-delà de lui-
même, sans craindre que ceci ne devienne cela à force d’inverser à qui échoit le rêve. Il est à moi,
il est à moi, ce Dieu qui fait de notre mort une houle d’étoiles.
Boris, fils de l’Ukraine et de La Réunion, descendant de tous les Portugal et de toutes les France, de tous les
continents et de toutes les « légendes des cimes », n’es-tu pas aussi et avant tout, tel un Anaximandre recommencé,
un enfant de la nuit ?
— Je suis le besogneur strident de la nuit mère. La nuit où l’île est un distique d’Angelus. Que dit
la nuit poussée à bout ? Mystère. La langue du conteur de la nuit nous métisse. Le verbe mérite qu’on le voie avec les yeux que nous cache encore la nuit profonde. Qui pleure ainsi ? Ni toi ni
moi ni foi ni loi : il nous arrive enfin un livre à l’agonie, un oiseau de grand large à l’appel des
étoiles. Le conte continue. Always : mot de passe de la nuit. Comme la houle qui roule jusqu’à
Dieu, la nuit transmise de phrase en phrase… Le taureau de la nuit s’achève en chiffon rouge.
Franchis ma langue de chien, ma langue de greffé aux luttes non finales, ma langue de bâtard qui
se singularise, le purgatoire à deux mains de mes exercices, les gammes du fatal cheminement, les
découverts en pâture médiatique, et tu accèderas au manifeste de la nuit : la rencontre essentielle
est avec l’œuvre même !
Comment la rencontrer vraiment ? Comment la lire comme il convient ?
— Exercice précis : perds-toi en somnolence… Garde toujours dans ta somnolence les règles
d’un jeu à venir… L’esprit coule de source : l’étoile continue.
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