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Patrick Quillier : « L’ESPRIT COULE DE SOURCE » Entretien acousmatique avec Boris Gamaleya

 Partition de l'Elégie Lauragaise, par le compositeur , poète et traducteur Patrick Quillier : http://arevareva.wordpress.com/?attachment_id=44
 
    Toutes les réponses sont composées en mosaïque acousmatique réalisée par Patrick Quillier à partir des livres de Boris  Gamaleya. 
____
 
 
Boris, qu’est-ce qui fait naître le poème ? 
 
— Il  suffit  de  bien  peu  pour  la  gloire  des  routes :  un  bris  de  bibelots,  un  agile  fer-blanc  où 
l’enfance  soliste  à  elle  seule  éveille  l’orchestre  et  ce  halo  immense  autour  des  lunes,  comme  à 
l’estuaire une eau réconciliée avec son devenir. Parmi les agréments des marches les plus longues, 
la  part  maudite  est  un  filon. S’enfoncer  en  soi-même  est  le  secret  des  îles. De  grands  espaces 
s’étourdissent  en  mon  âme.  Je  viens  des  grands  orients  de  la  terre.  Je  suis  un  pèlerin  de  l’autre 
rive. Les marronies pèsent encore de tout leur poids de songerie sur la montagne… Sur une haute 
cime — et non en les miroirs de fond — se vit la version la plus soutenable du ciel. Éclair rare 
forgé au cœur du brouillard. Mon désir d’infini n’est qu’un marron tranquille. Être avant tout une 
aile,  un  marron  sans  montagne. Rejoindre  les  pèlerins  du  plus  grand  sens,  le  va  et  vient  de 
l’Imaginaire  infini,  le  marronnage  implicite  et  continu  vers  des  lendemains  de  ni  vérité,  ni 
mensonge —  ou  du  moins  qui  les  relativise —  au  profit  des  services  euphoriques  du 
dépassement. Se défaire… se refaire… image infinitésimale éparpillée en tous nos sens. Arc-en-
ciel euphorique de la grâce… 
 
Les derniers vers de Vali pour une reine morte (1973) parlent peut-être d’une expérience d’extase paradoxale, 
dans  laquelle  nostalgie  et  euphorie  se  disputent  le  vertige :  « île/rahariane/île/ma  russie  noire/je  tombe/la 
mémoire brûlée du lait de tes euphorbes ». Quel genre d’homme est le poète qui connaît une telle extase ? 
 
— Un homme en larmes, le cœur brûlé d’amour.  
 
Peux-tu nommer le paradoxe de cette extase ? 
 
— Vie et mort pour une alchimie de la générosité. Poème — heureux sommeil. Nous sommes 
prêts pour la paix universelle — des forêts de bonheurs à planter partout… partout… Pourquoi 
s’attarder à renaître de la même blessure ?  
 
Je pense à Ruysbroeck l’Admirable, lorsqu’il distingue un je-ne-sais-quoi énorme, un presque-rien vertigineux entre 
deux connaisseurs d’extase : « Ah! la distance est grande entre l’ami secret et l’enfant mystérieux. Le premier fait 
des ascensions vives, amoureuses et mesurées. Mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se 
connaît pas. »
L’extase dont tes poèmes sont la résonance me semblent osciller entre ces deux pôles. 
 
— De quel savoir procède le sortilège du silence ? Du haut de la Plaine des Cafres, l’âme transie, 
les dents serrées, je contemple l’île dans sa beauté de Bête d’Apocalypse ou de lente nécropole de 
l’Idéal.  Blancheur  levée  des  calices,  silence  claironné…  Silence  finement  perméable  et  comme 
orphelin d’une note fondamentale ou embarrassé d’une fugace impression de ne savoir si l’on n’a 
pas  fait  le  mauvais  choix  du  temps.  Silence,  cher  silence…  guérison  de  nos  antinomies  ou 
couvaison de virulences. Le silence — coquillage au corps de femme et de sourate. Le silence — 
autre ramage pour la harpe des forêts. Que faire du silence ? une voix pour lama ? Le silence nous 
emporte ! 
  Avec La Mer et la Mémoire — Les Langues du Magma (1978) tu as poursuivi l’entreprise, déjà sensible 
dans Vali  pour  une  reine  morte,  de  renouvellement  du  souffle  épique  à  La  Réunion.  Cela  passait  par 
l’acceptation de ce qu’on pourrait appeler « poésie de circonstance », autrement dit des poèmes militants et engagés, 
dont l’intérêt peut sembler caduque aujourd’hui. Toutefois, d’autres enjeux caractérisent ce livre charnière et en font 
un  recueil  à  mon  sens  de  grand  intérêt :  à  côté  de  la  narration  collective  se  donne  à  entendre  une  narration 
personnelle,  et  ce,  de  façon  plus  directe  que  dans Vali  pour  une  reine  morte ;  des  réflexions  sur  le  langage 
poétique et son rapport à l’histoire et à la géographie émaillent ce livre trouble autant que double ; un dispositif 
d’écoute du monde se met en place, qui ne sera dès lors, dans les œuvres ultérieures, jamais démenti… Que reste-t-il 
de ce livre dans le cœur battant de ta vie continuée ? 
 
— La  caverne  ouverte  de  mon  attention  se  remplit  de  l’écho  montant  d’un  naufrage.  Espace 
fracassé de tambours de mémoire. Une aristocratie de langage dispose aux marges de l’empire la 
clandestinité  de  ses  stances  impies,  appréhende  mes  sources,  aspire  mon  tropique. Le  vieux 
monde nous presse, mordu comme pas un par l’envie d’écouter le coup de pique de l’archange à 
la terrasse… Dieu ! quel mystère qu’une lune en les palmistes… On ne règle pas les comptes de 
la terre avec la mort. À chaque chaîne identitaire son vertige cyclonique — sa genèse sans cause. 
Le  grand  large  dans  son  autre  recommencement…  Les  profondes  origines  ignorent  nos 
frontières  comme  l’amour…  La  nébuleuse  Amour  à  jamais expansive…  Nous  nous  identifions 
jusqu’à nous répéter comme en un grain de temps les letchis du langage au grand rassemblement 
des  ressemblances. L’histoire,  c’est  la  vie  qui  peu  à  peu  triomphe,  et  non  nos  seules  morts :  le 
combat continue. Plus jamais ne seront les esclaves amputés de leurs rêves. Nous allons vers les 
polyphonies  basaltiques  de  l’extrême.  Quand  de  la  lumière  et  des  ténèbres  qui  s’épouseront  de 
nouveau, naîtra la vraie clarté, quand on reconnaîtra dans la fable et les chants l’histoire éternelle 
du monde, alors il suffira du mystère d’un mot pour jeter la panique au règne de l’Envers. 
 
Voici quelques vers de ce deuxième recueil, qui sont parmi les plus musiciennement fluides que tu aies écrits : « ô 
chant de mer/ô loi des îles//lors le songe de mer qui renaît sur mes lèvres/pour tout recommencer/le songe/est-ce 
le sable où la mer me ressasse/le sable/est-ce la mer où le songe s’efface/la mer/sans cesse comme un homme à lui-
même rendu/qui se souvient de son possible dévasté ». Se souvenir « de son possible dévasté » tout en étant « à soi-
même rendu », j’entends là aussi le flux et reflux du « se défaire… se refaire », battement vital de ta poésie. 
 
— Ces  mots  qui  recèlent  tant  de  mines…  Comment  ravitailler  autrement  les  arsenaux  de 
l’Espérance ? Salubre  incantation  au  dos  des  artifices. Je  sais  contre  quels  écueils  se  battre  et 
combien  on  a  intérêt  à  ce  que  les  événements  recréés  jouxtent  les  pilons  de  la  mer.  Seules  les 
maisons débranchées — sanglées de clairs horizons — permettent les bonnes cultures de la nuit. 
J’ai pour langue une porte qui s’articule au monde en situation. 
 
Justement, dès ce deuxième recueil, la présence vibrante, sous forme d’épigraphes ou de références, des littératures, 
des philosophies, des spiritualités et même des cultures du monde, commence à se faire percevoir. Cela ne cessera 
plus  désormais,  notamment  lorsque  tu  te  mettras,  avec Piton  la  Nuit (1992),  à  insérer  dans  tes  textes  des 
extraits de partitions, des photos, des tableaux… Deux exemples entre mille de cette résonance vivante : tel poème 
de Le Fanjan des pensées — Zanaar parmi les coqs (1987) associe les figures de Fernando Pessoa, Paul 
Celan  et  René  Char,  et  le  poème  « Mondo  sono »,  dans Piton  la  Nuit,  invoque,  entre  autres,  John  Cage,  le 
Trisagion  de  la  liturgie  orthodoxe,  « l’étoile  de  la  Sourate »  et  le  chanteur  soufi  Nusrat  Fateh  Ali  Khan... Il 
semble d’ailleurs que tout ce bruissement humain soit indissociable des paysages sonores du monde en général, et 
tout particulièrement des concerts animaux. 
 
— Le meilleur de mon inspiration — je le dois à l’envol d’un haut pays dans le cri matin et soir 
des  martins.  Je  comble  les  trous  de  mon  esprit  avec  l’obsédant  refrain  des  coqs  du  bout  du 
monde : la page est à refaire… la page est à refaire… Que disent les oiseaux dans leurs langues à 
clic ? M’kra m’kra m’kra m’kra des pintades à l’aube. Pahoé hoé wé dit un coq de rivière. Se lancent les  coqs,  à  échos  perdus,  des pétrusmok, pétrusmok…  Des piapias  infinis  s’élèvent.  Les  mots  sont 
nos oiseaux de pratique nouvelle. Sik sik dit l’oiseau blanc, ouik ouik dit le boulboul. J’entends les 
oies  de  la  grande  terre,  plus  loin  le  chant  des  calaos. Wou-ou-ou-ou…  Un  chien  pousse  un 
hurlement. Quelqu’un l’aurait-il ébouillanté ? Un cœur de chien.  L’incipit d’une œuvre de Mikhail 
Boulgakov : Wou-ou-ou-ou kaï kaï kaï… Et du fond du monde, Gombrowicz en écho : Bakakaï… 
Bakakaï… Mou-ou pousse au loin un bovidé… « Les autos font wou-hou le métro fait rrahou » (Jean 
Tardieu)…  Méon fait le raton, méou fait le mérou, primordial fait le rien (l’essentiel est d’y croire). 
Broun  roun  roun  fait  le  transsibérien.  Le  logos  fait glouglou.  Il  y  a  toujours  dans  l’art  de  l’aube — 
haute norme du coq — un concert écartelé. Quel est l’air aujourd’hui ? Le Vol du Gypaète ou la 
Claire Allégresse qui fait glouglou du côté de l’Égypte ? Sur la table de nuit la Bhagavad Gîta lève 
un vacarme assourdissant de conques. Le langage, écoute d’une histoire connue. Un bruit de fond 
porté  par  des  siècles  infinis.  Mais  qu’est-ce  que  je  dis…  ces  mots  qui  se  bousculent,  qui  me 
lâchent… pardon ! C’est ça… l’épiphanie. 
 
L’épiphanie… Elle semble donc pour toi apparaître tout autant dans les entrelacs filigranés du langage que dans 
la perception du monde ? 
 
— Je rêve d’un état de hautes plaines. Mon rêve est le réel, le réel est mon rêve, prélude à ce qui 
adviendra et passage obligé des hautes mutations. Les langues se bousculent. Collision entre deux 
phrases.  Naissance  d’une  étoile.  Chaque  mot  se  fend  d’une  grande  vérité. Nous  passons  d’un 
langage à l’autre. Je redemande sens à ce qui était là. Rien ne pourra remplacer ce pays — si ce 
n’est  la  parole  qui  l’accompagne. C’est  comme  le  cheval  de  Saint  François  de  Sales :  le  nouvel 
organon de pensée est lancé. On bascule en haute résidence.  
 
Encore une forme d’extase paradoxale, à la fois chute et élévation… C’est toi qui la ressens à travers les mots, et 
en même temps c’est le langage lui-même qui s’extasie en toi, n’est-ce pas ? 
 
— Plus  haut  que  l’écriture  où  veux-tu  que  l’on  aille ? D’un  mot  de  plus  d’un  sens —  Dieu 
t’évacue  du  monde  du  souffrir.  Une  phrase  de  l’aube  est  capable  d’une  lumière  maximaliste. 
L’image intense nous apaise. Nul n’est abandonné de ceux qui n’auront fréquenté que l’herbe, les 
algues, l’aubaine des étoiles et leurs voisines, les cascades, au fond de l’univers ! Le jour fait vibrer 
sa  fibre  métaphysique.  Ce  matin  il  m’est  arrivé  de  recevoir  l’Ouvreur  du  Temps.  Il  a  surgi  par 
surprise de l’horizon que décèle, à notre insu, l’intervalle entre les moments faussement pleins de 
nos exaltations. Et, tout d’un coup, par le couloir d’un éclair, j’ai senti mon âme en liaison avec 
elle-même, mais telle qu’elle était devenue à travers les âges. Et je fus submergé par la richesse du 
lexique  qu’elle  avait  appris  entre-temps  à  aimer,  comme  si  j’avais  fait  mienne  cette  contrée  au 
point d’en éprouver un bonheur jusqu’au vertige et de la sublimer dans mon adoration… 
 
Dès lors, toi qui as pris tant de temps à recueillir la parole de « la culture de la nuit », autrement dit celle des 
conteurs, poètes et autres griots, tous héritiers vivants de traditions encore en vigueur sur l’île de La Réunion, ton 
usage des mots ne relève-t-il pas, sinon d’un chamanisme ancestral, du moins d’une certaine magie opératoire, visant 
à décupler les énergies vitales ? 
 
— Dehors est une grande forêt du souffle — un Tibet — une quintessence de mémoire entre toi 
et  les  choses  aux  branches  invisibles  portant  fruits  de  langage.  Les  grands  mots  du  lexique, 
fatigués de discuter font dodo… Et les choses qu’ils cachaient risquent un œil vers la liberté. 
 
Comment le sommeil des « grands mots » délivre-t-il la vie emprisonnée dans tous les moindres recoins du lexique ? 
 
— À l’intérieur des mots nos finalités ont cessé de se battre. Les mots maintenant nous délivrent. 
On ne craint plus rien. Longtemps refusé, l’envers des choses enfin révèle son âme dénouée. Le choix interrogé de nos possibles, L’AUBAINE DES CONTRAIRES… Mais est-il autre temps 
pour  ta  métamorphose  que  celui  qui  s’en  vient  de l’amour  inconnu ?  Synthèse !  Est-il  en  moi 
autre mémoire ? Contre-pouvoir ! Vertige ! Expérience élargie, insolite normalisé remis en cause, 
élève-moi… Par les routes nouvelles de nos adorations et les camps sauvages de nos rébellions, 
élève-moi, inachevé : je transmue en État le bel événement, LIBERTÉ, LIBERTÉ ! 
 
Cette  liberté  qui  s’engouffre  dans « l’aubaine  des  contraires »  (on  se  rappelle  le  quintuple  cri fondateur, 
« LIBERTÉ », poussé haut et fort par le marron Cimandef dans Vali pour une reine morte), il me semble 
qu’elle instaure un royaume mental délivré des diktats étriqués du réalisme et du rationnel… 
 
— Quand deux idées se télescopent malheur à la troisième… Aucune comme toi et toutes à la 
fois. Après quoi plus rien n’arraisonne le silence comme la guerre des proximités entre elles. En 
souvenir d’une corde de viole zioum ! qui a sauté, il y a d’autres effets qui demandent eux aussi, il 
est vrai, à être recueillis. Un grain de pollen ci, une miette d’embrun là, tombée du long drap du 
vent  que  cette  mer  tord  à  travers  la  côte…  Une  parenthèse —  au  cœur  d’une  parenthèse — 
remet tout en question (comme un vague à l’âme dans la froideur d’un savoir-faire). 
 
Remise  en  question  vaut  ici pour  souci  des  nuances,  en  même  temps  que  réconciliation entre flou  et  précis,  entre 
différence et répétition. N’y a-t-il pas dans un tel dispositif, que tu nommes quelque part ton « madrigalisme », un 
formidable motus perpetuus ? 
 
— En fait, tout modèle, fût-il sudiste, se prête au coup des variations qu’il est temps d’appeler les 
Embardées de la voie, nos Étranges Pays… Recueillez et l’on dira de la lumière qu’elle se perd en 
musique…  en  pollen  qu’un  éden  pulvérise  de  réminiscences…  en  goût  de  l’eau  que  frôle 
l’espérance  et  que  l’âme  d’un  piano  récupère…  en  lointains  affectés  de  rêveries  décisives  et 
d’harmoniques prolongées jusqu’à Dieu… 
 
Jubilation des jeux de mots à l’infini ? 
 
— Accordons nos effets de voix lointaines. Se brise un coquillage — entends-tu — et se lèvent 
les chœurs de l’enthousiasme et les flûtes du sens. L’éclat du sens dans un lexique retourné, les 
hémorragies de l’esprit.  Dans le filon littéraire — la tirelire tombée des doigts de Dieu — tinte le 
saint  mot  d’esprit. Et la  Joie multiplie  la  Face  Maternelle,  le  doux  questionnement  du  babil 
enfantin…  
 
L’enfant babillant est donc un des maîtres les plus importants du poète. Tu rappelles cela notamment à la fin de 
L’Arche  du  comte  Orphée  ou  les  ailes  du  naufrage (2004),  lorsque  tu déclines les « parlangues » 
d’enfants  de  ta  famille. Ou  à  la  toute  fin  de  ta  pièce  de  théâtre Le  Volcan  à  l’envers  ou  madame 
desbassyns,  le  diable  et  le  bondieu (1983),  qui  se  termine  pas  cette  formule,  placée  dans  la  bouche  de 
Simangavole,  marronne  emblématique  du  XVIIIème  siècle  réunionnais :  « L’ENFANCE  CONTINUE ». 
Qu’est-ce que l’enfance aujourd’hui pour le poète ?  
 
— Mon enfance-éternité, le haut relief de ma pensée sauvage. 
 
Mais encore ? 
 
— L’enfance,  procédé  de  syntaxe  que  l’âge  tarabuste.  De nouveaux  souffles  courent  nous 
étourdir l’âme, la vie ayant opté pour d’autres souvenirs. Enfance inféodée aux séismes du feu, je 
résiste à l’usure. Le cœur bat comme il peut dès la première larme. Dans les machineries de l’ogre, 
un cœur d’enfant bat plus fort que jamais. 
  L’enfance a donc eu son versant abrupt ? 
 
— Voici l’enfant clamant sa syntaxe de guerre. Un discours de l’écart assassine déjà l’enfance que 
l’on traîne en hurlant vers la cloche. 
 
Quant à son versant tempéré, ce village des Makes où s’est épanouie ton « enfance-éternité », je crois savoir qu’il t’a 
prodigué  une  expérience  fondatrice,  celle  de  ta  main  plongée  dans  l’eau  lumineuse  d’un  canal  de  bambou, 
communion sacrée avec le divin ? 
 
— L’eau courante qui emporte l’enfance me laisse à mon vertige. Je veux boire l’eau des Makes, 
cela  que  je  n’ai  point  perdu.  Mémoire,  équipe-moi  de  mes  membres-fantômes.  Adieu  mes 
origines, j’ai tout réinventé. Le feu et ses fumées, naissent les nostalgies, et notre vérité, mémoire 
du  chemin.  Que  je  me  donne  à  toi,  inaccessible.  Refais  en  moi  cette  île.  L’ENFANCE 
CONTINUE. Je  me  hâte  entre  la  parole  (slovo)  et  la  gloire  (slava)  avant  que  la  nuit  n’éponge  le 
sang du sacrifice et que l’âme ne s’envole vers l’hémisphère sud de la mort… Entre l’eau de feu 
de Makes et les artificiers du jour de l’an (entre slovo et slava) quoi donc si ce n’est une place pour 
une  main  tendue  vers  la  déesse  de  l’harmonie  et  formulant  encore  un  oiseau  envolé ?  Y  a-t-il 
autre chose ? 
 
Non, sans doute : tout est là. Mais n’est-ce pas cela qui se rejoue sans cesse ? 
  
— Offices d’anamnèses. En des Makes tout bleus j’éveillais un écho. Makes où l’enfance encore 
une  fois  écoute  le  père —  les  mains  et  la  voix  chargées  de  l’Acte  préalable  de  Scriabine.  Il  n’y 
avait plus qu’un cours d’eau à franchir pour tout avoir — l’autre chant — le silence propice à la 
création… 
 
Il y a donc une filiation qui va de l’enfant au connaisseur d’extases ? 
 
— L’enfant naît dans un rire : nous sommes l’île de son rêve. Vent de l’enfance, lieu où l’amour 
de dieu entre comme une femme. Nos synthèses, pure pensée du tout. L’éternité débute par un 
air d’enfant et s’achève en page unique d’un bréviaire hésychaste. L’éternité respire par le dos. 
 
« Nous  sommes  l’île  de  son  rêve. »  L’île  est  la  reine  qui  hante  toute  ton  œuvre,  dans  un  retour  toujours 
recommencé… 
 
— Île obscure à soi-même ! toute ma vie ne fut que ton hurlant désastre. Où suis-je ? Sur quelle 
planète des coqs ? En quel fondu des archipels ? Île en mal de ré-écriture… Avons-nous replacé 
le  temps  où  il fallait ?  Quelle  île  éparse  rassemblé  grain  après  grain  jusqu’à  ces  points 
microscopiques que les houles en force arrachent aux récifs ? Étions-nous destinés à de meilleurs 
naufrages ?...........  Qui  a  commis  la  lourde  faute ? Impossible  à  l’amour  d’en  savoir  davantage, 
sinon qu’il y aura toujours un lendemain, renaissance d’île, infinie source de mer. 
 
Il t’est arrivé de dire que tu parlais « au nom d’une île athlète de l’esprit. » L’île est l’énergie des « langues du 
magma » ? 
 
— Une île peut s’éjecter de sa cage comme un étrange animal…  
 
Cet élan libérateur est aussi celui du poème ? 
 
— Les temps d’un flot léger comblent nos fondrières. Et d’autres vies se donnent à voir. On met 
à  nu  les  vecteurs  inaudibles. On  n’en  aime  que  mieux  l’île  non  entendue. Des  fraternités  nous tiennent. À rebrousse code de toutes les couleurs et de toutes les servitudes, l’île se constitue née 
de l’imaginaire. 
 
Dans Lady  Sterne  au  Grand  Sud (1995),  comme  chez  Kateb  Yacine  où  la  figure  de Nedjma  incarne 
mystérieusement à la fois une femme et l’Algérie, et sans doute la poésie même, Sterne est tour à tour et en même 
temps femme, île, oiseau, poème, et que sais-je encore, selon « le coup des variations » dont tu parlais tout à l’heure. 
À  ce titre l’île n’est pas refermée sur elle-même, comme le confirme, entre autres, le titre d’un poème de ce recueil : 
« Rencontre  dans  l’infini  insulaire ».  D’autres  formules  pourraient  ailleurs  y  faire  écho,  par  exemple :  « ni 
mausolée n’est une île — ni mot isolé » (Jets d’aile — Vent des origines, 2005) ; « À vos immensités ! » 
(L’Île  du  Tsarévitch,  1997) ;  « l’œuvre  insulaire  enfin  ouverte  sur  l’universel »  (Ombline  ou  le  volcan  à 
l’envers — Oratorio 1998, 1999)… Opiniâtrement épris de ton île, tu n’en es pas moins rempli d’élans vers 
tous les points cardinaux du monde. Je voudrais savoir comment ces deux passions s’accordent au fond de toi. Pour 
t’inviter à parler de ces alliances, de ce double mouvement d’une plongée dans les énergies de l’île et d’un envol à 
tous les azimuts,  je recourrai à une question que tu te poses toi-même quelque part : « Dans la pensée du monde, 
qu’est-ce qu’une île ? » 
 
—  Le  cosmos  a  changé,  ici  magma  et  là  essence  vibratile.  Les  hauts  faits  éveillent  des 
harmoniques vers les pitons qui n’existent pas. Désordre du chaosmos continué en musique. Je 
m’immobilise en une pensée de source. J’ai clamé mes élans sur la plus haute marche, inauguré 
l’île  mauve  de  ma  fierté.  L’île  ancienne  enrichie  de  pas  mal  d’états  d’âme  survenus  au  monde. 
Mon  île,  comme  un  long  beuglement de  soleil  en  été,  ô  lumière  que  nul  ne  contredit,  mon  île, 
coup  de  foudre  où  succombent  les  dieux.  Île  précise —  arche  des  laves —,  je  te  sors  des 
frontières du rien dire. Mais ne suis-je point autre moi-même ? À travers l’île-monde au gré des 
bénévoles.  
 
Cette « île-monde » est donc bien devenue la figure de l’Arche, qui traverse tous tes derniers livres, les édités comme 
les inédits ? 
 
— On mise sur le besoin d’ouvrir le ciel à d’autres voyages. On part… On part… l’au-delà des 
jardins est une transhumance. Une mer de soleils. Oiseaux jaillis de l’Arche, étalez les cartes de 
l’Univers !  Allez,  je  vous  le  dis !  déportez-vous  de  pays  en  pays !  Vous  êtes  partout  et  jusqu’au 
bout dans la bonne direction. On peut être partout à la fois comme être et ne pas être, le haut et 
le  bas,  l’ange  et  la  bête…  Vive  la  transcendance  en  nos  panoramas !  Les  coïncidences  du  tout 
ouvert… 
 
« Les coïncidences du tout ouvert… » Plus encore qu’à la thématique de l’ouvert qu’ont traitée par exemple des 
poètes comme René Char ou Yves Bonnefoy, et plus encore qu’au concept du « Tout-Monde » de Glissant, je pense 
ici à la synchronicité chère à Jung et, après lui, à des gens doués comme toi d’écoute sensible, tels Raymond 
Abellio,  René  Barbier,  Simonne  Jacquemard… Dans  une  telle  ligne  de  fuite,  l’Arche  n’aurait-il  pas  en  lui 
quelque chose d’un Archétype ? 
 
— Ô  poème  en  chemin  vers  les  plus  hautes  luttes :  une  antique  écriture  y  laisse  ses  vestiges… 
Allez !  je  vous  le  dis !  mes  fugitifs,  hommes cassés-brisés !  à  tort  et  à  travers ! cherchez  et 
remaniez jusqu’à vos radicelles ! L’ARCHÉTYPE ! L’ARCHÉTYPE ! Laissez-moi au moins aller 
avec les oiseaux — Dante et famille — reprendre mes esprits. 
 
Dante,  bien  sûr,  et  son  voyage  initiatique…  Mais  peut-être  aussi  toutes  les  spiritualités  du monde ?  Ne 
communiquent-elles pas entre elles dans leur expérience du « tout ouvert » ? Ton poème n’est-il pas leur caisse de 
résonance ? 

  — Au  fond  d’elles-mêmes,  les  choses  savent  l’effet  lointain  qu’elles  exercent  les  unes  sur  les 
autres. Un lent futur prend source en nos surabondances. L’avenir déborde l’étroit sentier d’un 
miroir  pour  le  passé !  Le  passé  fait  le  plein  d’un  présent  sans  retouche.  La  destination  de 
l’extrême nous réoccupe divinement dès le point de départ ! Toutes les écritures ont pour feuille 
de route cette mer à paraître entre des horizons insoupçonnés. — Tout au fond, là-bas, il manque 
un porte-voix au ciel… Une échancrure sur la montagne ré-enchante le cœur incompressible des 
choses. Il fait nuit. Le vent froid se faufile par la fenêtre et gonfle les rideaux de tulle. La boiserie 
fait  du  visible  et  de  l’invisible  un  même  chuchotis.  Des  flûtistes —  les  coqs  des  étoiles — 
établissent  le  contact  avec  l’en-deçà.  Chut !...  Plus  rien  ne  se  divulgue  à  perte.  Pas  même  une 
prière des morts. Par la communicatio idiomatum de Saint Jean Damascène, par ici, s’il vous plaît ! À 
votre tour de dire en brefs coups de gong que de petites morts nous évitent la grande. Venez, le 
vent ébouriffe le Livre ouvert des Échancrures… 
 
Peut-être est-ce dans cette entreprise d’ouverture infinie que tu t’es reconnu frère de l’hétéronymie pessoenne et de son 
dynamisme mental ? Au « Tout sentir de toutes les manières » de Pessoa, tu réponds en effet : « Semer partout les 
membres de l’Esprit »… 
 
— Ma vérité pratique m’a déjà devancé. L’utopie essaimée, vertèbre du possible. Nous habitons 
un  corps  plus  grand  qu’on  ne  le  pense,  sans  être  davantage  assurés  des  lointains. Nos  esprits 
bousculés  occupent  d’autres  crânes.  Ma  terre  te  prête  plus  de  vies  que tu n’en as eues. Ni  les 
cannes, ni le chanvre indien ne sont un obstacle sur la voie de la citoyenneté. — Mais alors les 
coqs, cesnon-dormants,   les  coqs  chargés  de  siècles ? Un  coq  de  part  en  part  peut  nous 
surprendre encore. Pessoa — enfant de l’art — est coq de mystère. 
 
Pessoa, à travers les poèmes « païens » d’Alberto Caeiro et de Ricardo Reis, a prôné « le retour des dieux ». Ce 
que tu appelles ton « zanarchisme » (à partir du mot « zanaar », qui veut dire « dieu » en malgache) contient 
aussi sa part de paganisme ? 
 
— Sous nos diables d’arbres la sève des païens comme un sang de rebelle déborde. Je suis le sud. 
Je suis l’afrique. Je suis l’axe du ciel. Serais-je une voix étrangère qui ne repère point parmi vous 
sa présence et se détraque ? Je parle du vécu. Je parle du bon soir. En somme je ne suis qu’un 
orgueil à sa source. 
 
Ce souci aigu et constant des commencements n’est pas pour rien dans le mystère sans cesse réitéré, voire intensifié, 
de ton œuvre « in progress », à la teneur tout autant présocratique que celle d’un René Char. N’est-ce pas là une 
des causes essentielles du malentendu que certains entretiennent autour d’elle, en la mélisant ? 
 
— Au cercle des bardes disparus, on ajoute ceux à faire encore disparaître…  
 
Mais toi, puisant sans cesse à toutes les sources, tu ne cesses pas d’apparaître, sans avoir cure de tes mélecteurs, 
sûr de trouver à qui parler...  
 
— Ah ! l’homme ! l’âme branchée sur la dialectique des choses — dont je n’ai fait que débloquer 
la mécanique — l’homme ! l’homme ! je lui impulse la révolte… Par là passe le diable, le moine 
sans patrie, le sauvage exalté qui, entre les dents, chante le cœur brûlé des oiseaux. 
 
Au  nom  des  « coïncidences  du  tout  ouvert »,  tu  as  fait  du  diable,  pour  reprendre  un  de  tes  mots-valises, un 
« dieublotin », autrement dit un collaborateur du sacré. Comment en agir alors avec le mal ? 
 
— Pour le subvertir, si on changeait un peu de stratégie ? On lui subtilise son énergie (l’espèce de 
brouillard dont il se sert quelquefois pour vêtir sa nudité) et on lui insuffle la sève de nos images ? On tente le coup ? On n’hésitera pas à le traquer, s’il le faut, jusqu’aux îles du bout du monde… 
jusque dans le ventre de la baleine ! Des centres de gravité inconnus somnolent dans l’étendue… 
Des  mers  rêvassent  au  crépuscule  sous  l’œil  des  félins  entrés  en  fusion…  Comme  dit 
l’Upanishad : l’infinitude est joie. « Si une seule goutte de ce que je ressens tombait en Enfer, elle 
le  transformerait  immédiatement  en  Paradis. »  Ah !  Catherine  de  Gênes !  imprévisible 
géographie… Tout paysage recèle une béatitude. 
 
Depuis le début, envers et contre tout, tu composes ton hymne à la joie ? 
 
— Béaltitudes. Parois  de  l’être…  L’ombre  joue  de  l’autre  côté.  Ainsi  en  usons-nous  avec  nos 
rêves,  quand  nous  tournons  le  dos  à  nos ruissellements. Je  quête  l’absolu  en  la  rumeur  des 
peuples. Ce cri de l’absolu qui me fait mal encore. 
 
La quête de l’absolu est donc à la fois une affaire personnelle et une aventure commune, partagée entre les hommes, 
entre beaucoup d’hommes. Il y a ici comme une vibration contagieuse. La liberté est absolu, l’absolu est liberté. 
Est-ce là le partage essentiel, la communion fondamentale ? 
 
— C’est dans la liberté que naît le dieu visible. Cloches de la battologie, nous avons traversé en 
tous sens, dépassé les contrées de l’absurde et rebroussé le cours de nos clameurs sauvages vers le 
Cratère en jeu de la Présence Absence. Brèves effervescences. Ciel des idées : les sonorités d’un 
piano sous les doigts de Dieu sont des coups de langues de feu à l’éclat de pierres précieuses. Une 
ombre du fond du monde me parle dans les cloches du soir du piano. Une musique indétermine 
ma  conscience.  « La  cloche  pneumatique  du  Rien  à  l’état  pur. »  (V.  Jankélévitch, Philosophie 
première) 
 
Ton dieu, fût-il « visible » en tant que « dieublotin », est un dieu de « langues de feu » et de langues d’oiseaux. Il 
est  le  dieu des  musiciens, tout  vibrant  dans  « l’accord  mystique »  de  Scriabine  cher  à  ton  cœur, et  non  celui  des 
philosophes, à l’exception peut-être de quelques-uns, également musiciens, comme Jankélévitch. 
 
—  Je  crois  aux  Litanies  à  la  Vierge  Noire  de  Poulenc. Le  point  d’orgue  qui  passe  est  le  temps 
éternel. L’Un de Plotin donne ce qu’il n’a pas. Nous fera-t-il sécher ? C’est l’instant musicien où 
nos  événements  attendent  de  se  répandre  en  filets  d’eau  vocalisés  dans  le  gosier  des  oiseaux 
noirs… L’ange  s’est  mis  tout  entier  dans  un  accord.  L’accord  dont  la  tonique  et  la  dominante 
sont la souffrance et la clarté de Dieu !... Je psalmodie à perte de ferveur la prière de l’un et du 
multiple. Pluralité de l’Angélologie ! Des identités plurielles font la fête à l’horizon. Et nous ? Et 
nous ? hélas ! hélas ! Nos jeunes filles n’y vont que la nuit, expirantes pensées.  
 
Toujours ce flux et ce reflux, ces extases paradoxales… Mais j’y pense, n’est-ce pas là ta parenté avec Hermès 
Trismégiste et sa Table d’Émeraude, sa Tabula Smaragdina, où il est dit que tout se répond, que tout respire 
avec tout, haut et bas, proche et lointain, obscur et lumineux, vie et mort ? 
 
— Il  est  à  moi  ce  Dieu  qui  mêle  en  haut  en  bas,  n’est-ce  pas  maître  Eckart ?,  au-delà  de  lui-
même, sans craindre que ceci ne devienne cela à force d’inverser à qui échoit le rêve. Il est à moi, 
il est à moi, ce Dieu qui fait de notre mort une houle d’étoiles. 
 
Boris,  fils  de  l’Ukraine  et  de  La  Réunion,  descendant  de  tous  les  Portugal  et  de  toutes  les  France,  de  tous  les 
continents et de toutes les « légendes des cimes », n’es-tu pas aussi et avant tout, tel un Anaximandre recommencé, 
un enfant de la nuit ? 
 
— Je suis le besogneur strident de la nuit mère. La nuit où l’île est un distique d’Angelus. Que dit 
la nuit poussée à bout ? Mystère. La langue du conteur de la nuit nous métisse. Le verbe mérite qu’on le voie avec les yeux que nous cache encore la nuit profonde. Qui pleure ainsi ? Ni toi ni 
moi ni foi ni loi : il nous arrive enfin un livre à l’agonie, un oiseau de grand large à l’appel des 
étoiles. Le  conte  continue. Always :  mot  de  passe  de  la  nuit. Comme  la  houle  qui  roule  jusqu’à 
Dieu, la nuit transmise de phrase en phrase… Le taureau de la nuit s’achève en chiffon rouge. 
Franchis ma langue de chien, ma langue de greffé aux luttes non finales, ma langue de bâtard qui 
se singularise, le purgatoire à deux mains de mes exercices, les gammes du fatal cheminement, les 
découverts en pâture médiatique, et tu accèderas au manifeste de la nuit : la rencontre essentielle 
est avec l’œuvre même ! 
 
Comment la rencontrer vraiment ? Comment la lire comme il convient ? 
 
— Exercice  précis :  perds-toi  en  somnolence… Garde  toujours  dans  ta  somnolence  les  règles 
d’un jeu à venir… L’esprit coule de source : l’étoile continue. 
 
 
 
 
 
 
 


08/11/2012
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