Patrick Quillier : DISPOSITIONS ET DISPOSITIFS ACROAMATIQUES , une autobiographie
DISPOSITIONS ET DISPOSITIFS ACROAMATIQUES
Les chiffres entre // renvoient aux notes en fin de volume . exemple d'une partition du compositeur et poète Patrick Quillier : http://arevareva.wordpress.com/?attachment_id=44
On écrit toujours pour donner la vie, pour
libérer la vie là où elle est emprisonnée, pour
tracer des lignes de fuite.
Gilles Deleuze /1/
Les formations qu’on reçoit et qu’on se donne trouvent des dispositions plus ou moins bien vouées à leur fournir des chances de développement durable et profond. Ces dispositions préalables, leur première tâche est d’en faire, dans tous les cas et du mieux possible, des dispositions plus assurées, plus conscientes d’elles-mêmes, plus concertées.
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C’est à ces deux sens (d’abord : reliefs du paysage émotionnel et mental ; ensuite : relevés de ces reliefs), qu’on entendra le premier mot de ce livre : avoir des dispositions, prendre ses dispositions.
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Pour que les formations qu’on reçoit et qu’on se donne aillent le plus loin possible sur cette voie, encore faut-il aussi se conformer à une autre acception du même terme, en sachant se mettre à la disposition de leurs enseignements.
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Autrement dit : en se rendant disponible, émotionnellement, mentalement, et de tout son corps pourrait-on dire, aux rencontres de tous ordres occasionnées par le jeu des dispositions qui s’accomplit dans et par ces formations. C’est ainsi que peuvent se tracer les lignes de fuite, dans une opération toujours recommencée.
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Des dispositions aux dispositifs, il y a toute l’élaboration patiente et volontaire que les années permettent de poursuivre. Aussi bien est-ce le propos du présent travail de se suspendre sur un tracé de lignes de fuite non sans avoir auparavant tenté de dessiner la cartographie raisonnée des dispositions acquises dans les années dites de formation, puis de présenter comme dispositifs les travaux que ces dispositions ont entraînés, en soulignant, de ces dispositifs, les intentions, les articulations et les modes de fonctionnement.
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Un tel retour ne manquera pas d’en écouter les ratés (jeux défectueux de rouages qui parasitent le bruit du moteur, pièces mal fixées à l’ensemble, carburants conceptuels impropres au mécanisme, manque d’huile criant lors de certaines manœuvres…).
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Et si l’on file dès à présent les métaphores, c’est d’abord pour rappeler le rôle ancien assigné à la dispositio par la rhétorique, c’est ensuite pour revendiquer d’ores et déjà une sorte d’artisanat, et c’est surtout, en raison de l’écoute supposée qu’induisent lesdites métaphores, pour introduire sans plus tarder le dernier terme, et non le moindre, dont le titre annonce le rôle : est acroamatique ce qui relève d’une attention auditive de tous les instants, dans tous les domaines, de toutes les manières. /2 /
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (1) : LES LANGUES —LA MUSIQUE
Aussi loin que remonte le souvenir, c’est d’ailleurs, confusément mais dans une réverbération dont les fréquences semblent le rendre présent, un battement de cœur qui se donne à entendre. Ce rythme sourd, que l’enfant puis l’adolescent écoutaient dans leur mémoire ou dans l’écriture de textes balbutiant l’envoûtement qui en émane, des lectures savantes postérieures pouvaient bien autoriser qu’on prétendît le renvoyer à la vie prénatale, pulsations du cœur maternel berçant le garçon virtuel de ses harmoniques estompés par l’heureuse sourdine du liquide amniotique.
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Mais ces reconstitutions théoriques de la vie prénatale — tout autant que celles du premier cri, revenu en cri « primal » selon un Arthur Janov/3/ ou en cri de naissance tenu bien haut dans les volutes poétiques d’un Saint-John Perse/4/ —, outre qu’elles semblaient au jeune homme condamnées à ne jamais épuiser la réalité de son écoute, ne sont rappelées ici que dans l’intention d’accorder selon un diapason commun les réflexions à venir : ce faisant, on ne songe ni à régresser aux origines (même si la question de l’origine sera, en son temps, dûment posée), ni à se livrer aux délices prodiguées par l’invention d’une libre reconstitution, ni à imposer aux lecteurs les lieux communs d’un récit fondateur ou édifiant.
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Tout au plus entreprend-on d’émettre en leur direction, au seuil d’une biographie intellectuelle, exercice périlleux et délicat s’il en est, les signaux d’une captatio benevolentiæ sonnante et trébuchante, autant dire audible un tant soit peu en dépit des bégaiements émotionnels qui la martèlent.
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C’est que les dispositions auditives ont sans doute été déterminantes pour le cheminement qui a conduit, pour l’heure, au présent livre. C’est d’elles que se sont peu à peu élaborés des dispositifs particuliers, tout d’abord dans le domaine des langues d’une part, dans celui de la musique de l’autre. Si les rudesses savoureuses d’un Occitan intermittent n’avaient que trop peu retenti dans le paysage sonore de l’enfance, les timbres vocaliques et consonantiques ainsi que le rythme entraînant de cette langue s’étaient toutefois employés secrètement à orchestrer l’énigme de la diversité des voix humaines et animales : ainsi donc le chevrotement de l’aïeule, le tranchant cristallin de la jeune voisine, la raucité des camarades, toute une palette de tessitures, d’allures et d’inflexions, mais aussi la plainte glissante du chat, le point d’exclamation arrondi du chien, la monotone alarme du coucou, la volubilité roborative des oiseaux du matin, toutes ces manifestations d’une pluralité sonore trouvaient encore à être démultipliées par la pluralité des langues.
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D’ailleurs on apprendrait bien vite avec satisfaction que les langues humaines enregistrent chacune à sa façon les langues animales, que, par exemple, ce qui est entendu et transcrit cocorico ici est ailleurs cock-a-doodle-do, kikiriki ou cócórócócó.5 Si l’Anglais, notamment avec ses diphtongues émouvantes, entraîna bien des perplexités, c’est le Latin et surtout le Grec, puisque leurs prononciations n’étaient que des hypothèses (ce qui ne manquait pas d’être éminemment énigmatique), qui produisirent à l’adolescence les plus fortes stimulations.
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Latin ecclésiastique (à l’italienne) ou Latin dit restitué (sonnant trop français pour être honnête), Grec qu’un professeur incitait à articuler en marquant les accents d’une manière à la fois tonique et mélodique, ce qui suffisait à en faire, malgré une production de phonèmes décalquant le Français, un idiome étrange et ludique, se révélant vite apte à s’accorder aux frémissements homériques, aux émois de Sappho, aux pérégrinations de Xénophon ou aux sarcasmes de Lucien, ces deux langues dites mortes ne cessaient de ressusciter selon des avatars toujours nouveaux à l’occasion de tel ou tel exercice de grammaire, de thème ou de version.
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Peu ou prou la question de la traduction s’est donc aussi posée par les oreilles : qu’il était difficile de traduire en prose les vers d’Horace ou de Wordsworth ! Et l’institution scolaire qui, manifestement, ne demandait que de « rendre le sens » ! /6/
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Parallèlement, il y eut, à partir de douze ans, un immense intérêt pour les musiques. Si la formation musicale proprement dite commença alors, par des cours particuliers de piano et de solfège, bien vite complétés, à la demande de l’adolescent, par des leçons d’harmonie, de contrepoint et d’analyse (toutes activités qui cessèrent à l’entrée en classes préparatoires), c’est l’écoute réfléchie des musiques qui nourrissait en profondeur cet apprentissage.
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En particulier, celle de la musique dite « contemporaine », encouragée par la curiosité intellectuelle et la sensibilité musicale communicative d’un professeur de musique, Mme Pradal, dont on reconnaîtrait bien vite la fonction de mère spirituelle qu’elle exerçait alors en profondeur. C’est la raison pour laquelle on s’essayait aussi à la composition musicale, pour faire également l’expérience d’une autre forme de traduction.
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En effet, les questions qui venaient se formuler à partir de cette écoute réfléchie et dirigée, de façon désordonnée, tous azimuts, étaient les suivantes, même si à l’époque elles n’étaient sans doute pas toujours formulées de façon aussi nette que dans les phrases que voici : comment recevons-nous la musique ? quelle est la part des bruits qu’une musique peut accueillir ? comment rendre compte, dans une composition musicale, des bruits divers qui forment les paysages sonores où nous nous situons ? comment la musique peut-elle contribuer à nous faire ressentir le monde et notre corps ? comment traiter les voix, qu’elles soient solistes ou chorales ? comment la musique peut-elle changer le monde ?…
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De même qu’il fallait tenter de faire des poèmes en traduisant Homère ou Coleridge, de même devait-on impérieusement commencer à élaborer des constructions musicales dans le sillage des compositeurs qui modelaient, par le truchement d’une incroyable effervescence de l’ouïe, les dispositions auditives et mentales d’un être jeté à corps perdu dans les musiques, les jouant sur un piano perclus ou les écoutant sur disque, au concert ou à l’opéra.
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C’est ainsi que Chopin commençait à enseigner les battements secrets du rubato, les mille manières de faire respirer les sons, la cristallisation heureuse des émois nostalgiques. Avec Mozart, on festonnait et festoyait la vie même, dans son flux toujours inattendu. Bach fournissait à la sagacité mise en éveil des constructions d’une stabilité à toute épreuve faites pourtant avec l’instable même. Schumann faisait pénétrer lentement dans les prisons dorées de l’harmonie. Falla fut un cataclysme, aujourd’hui retentissant toujours de ses ondes de choc : rythmes remuant les profondeurs, mélismes irritant bellement le corps. On évoquait, grâce à Granados, des moments suspendus de sensibilité privilégiée. Lorsque Liszt déboula, il invita sans qu’on puisse lui résister à l’apprentissage approfondi des vertiges qu’induisent les émotions et les pensées. Les oreilles s’ouvrirent plus encore en découvrant Messiaen, la richesse des rythmes, les chants inventifs des oiseaux, les résonances qui impliquent corps et monde. Beethoven, fureur ordonnée ; Schubert, mélancolie à l’infini ; Wagner, miroitement de frissons insensés ; Fauré, douceur blessée ; Debussy, évanescence alliée au foisonnement ; Gershwin, délicatesse accordée au sans-gêne ; Webern, méditation minéralisée, cantilènes cristallisées…
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Les compositeurs alternaient dans une oreille d’autant plus séduite qu’elle apprenait toujours à travers eux bien des choses nouvelles et déterminantes. Jazz et blues étaient fréquents, occasionnant des lectures sur les dimensions socio-historiques de ces musiques, des réflexions sur les noces qui unissent si souvent musique et révolte. L’audition à la radio de la Sinfonia de Berio, lors de sa création, opéra comme une sorte de dissolution du moi dans la réverbération sonore de tout un univers « intérieur » obtenue par l’entrelacement vertigineux des textes et de la musique. Ainsi donc, cela se confirmait, la personne importait peu, comme importe peu aujourd’hui qu’il se soit agi là d’une biographie particulière : seuls comptaient alors les reliefs et les configurations obtenus par les dispositions et les dispositifs sonores, au contact de quoi l’individu devenait tout relatif ; seule compte maintenantl’expérience de l’acroamatique, avec les enseignements qu’elle peut dispenser.
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Deux compositeurs avaient d’ailleurs travaillé la conscience et le corps dans cette direction. Mahler, dont Le Chant de la terre (version de l’Orchestre philharmonique de Vienne avec Bruno Walter, Julius Patzak et Kathleen Ferrier) invitait à se fondre dans la nature et dans le temps. Et surtout Xenakis, dont les Mestastaseis, entendues par hasard à la radio, puis écoutées et réécoutées tant de fois sur 33 tours (avec Eonta, Nomos Alpha, Morsima-Amorsima, Atrées), avaient déflagré comme un cataclysme libérateur, avant de conduire, tour à tour patiemment et impatiemment, vers le consentement aux forces du destin, l’abandon du soi aux grandes masses sonores : c’est l’univers entier qui devenait audible, tandis que l’homme se glissait dans le cosmos comme un faisceau de vibrations n’ayant pas d’importance en lui-même, seulement dans les relations dont il devenait ainsi le témoin.
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (2) : LA PHILOSOPHIE
Xenakis considérait la musique comme une discipline à teneur philosophique. Sans doute la musique avait-elle préparé en l’occurrence à la philosophie. Certes les cours de Seconde et de Première avaient révélé le goût de la pensée, de « Pantagruélion » en « Je ne peins pas l’être, mais le passage », en passant par tel ou tel raisonnement de Lysias ou de Cicéron, puis dans les débats en classe même, très « post-soixante-huitards », qui firent choisir Rousseau plutôt que Voltaire, et Diderot plutôt que Rousseau. Mais la musique était présente dans ces inclinations intellectuelles, puisqu’elle était au cœur des relations nouées avec la vie.
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Elle resta d’ailleurs l’activité intime lorsqu’on fut confronté aux Classes Préparatoires : elle était réservée aux dimanches, pendant lesquels on se livrait (auditions, piano, composition) à des activités qui prolongeaient, contredisaient ou réinvestissaient certains enseignements délivrés par la formation reçue dans la semaine.
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Il avait fallu en Terminale prendre ses dispositions par rapport aux positions surplombantes d’un professeur de Philosophie, Léon Bentata, dont on sut plus tard, au détour d’une lecture, qu’il était tenu en haute estime par André Neher./7/
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Bien marqué par la psychanalyse, il était avant tout kabbaliste, ce qui lui avait fait mettre au point une technique de déchiffrement du monde et des textes proche de l’esprit ésotérique. Importait le sens caché dans les replis du monde et des psychismes ou les recoins des textes et des œuvres d’art, et ce, depuis la Bible où chaque mot hébreu avait une valeur numérique permettant de fascinantes opérations de mises en équation de ce qu’on pouvait bien appeler des concepts, éthiques la plupart du temps, jusqu’aux pièces de Shakespeare, aux romans de Dostoïevski, de Kafka, ou aux films de Buñuel, qui étaient « lus » selon des taxinomies symboliques à l’aide de toutes sortes de jeux de mots./8/
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Cette machine à révéler des vérités cachées effrayait les condisciples chrétiens, qui en détenaient d’autres. L’agnostique lui reconnaissait une fascinante virtuosité, mais déniait par scepticisme toute valeur catégorique à de tels exercices.
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Or, le cours de M. Bentata était par ailleurs irréprochable, puisque toutes les questions du programme officiel étaient aussi dûment traitées. C’est ainsi que se fit la découverte de la phénoménologie (Brentano, Husserl, Merleau-Ponty), vers laquelle les dispositions déjà décrites aux relations plutôt qu’aux identités ne pouvaient que nourrir des inclinations.
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De plus, la question de la perception renvoyait à des chimères divertissantes les constructions kabbalistiques de l’herméneute invétéré : sans le corps, qui n’était présent dans cette pensée que pris dans les rets opératoires de la psychanalyse, que pouvait bien valoir l’activité de déchiffrement philosophique ? Sans le corps et sans la musique, d’ailleurs.
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La musique n’existait dans l’univers mental de M. Bentata que comme « bruit de fond » : « Pour bien s’adonner aux tâches de l’esprit, il faut octroyer un os à ronger au chien de corps, jetons-lui de la musique. C’est ainsi que je travaille : Bach, Mozart ou Jacques Loussier, toujours en sourdine, en bruit de fond. » La formule avait été ressentie comme un scandale, d’où des élans plus forts encore vers la phénoménologie où le corps semblait confusément fournir une sorte de dispositif indispensable à la pensée, laquelle ne pouvait pas se moquer à ce point des sons, devenus de la sorte os par inversion des phonèmes et réduction du timbre nasal, et n’étant en définitive tout au plus que de la matière opératoire pour calembours.
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Face à ce système sans corps et sans une oreille digne de ce nom, la phénoménologie semblait bien, par le biais de l’intentionnalité et de la perception, replacer le corps dans l’entreprise réflexive, tout en laissant le champ libre à l’univers sonore. C’est pourquoi la rencontre d’Héraclite à travers les études de Grec et surtout son retentissement dans l’œuvre de René Char, avaient constitué un moment décisif de formation : le mobilisme comme abandon concerté aux vibrations nourrissait à profusion de ses péripéties les tropismes phénoménologiques.
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Le passage, en Classes Préparatoires, devant un autre professeur de philosophie tout aussi dogmatique, conforta ces adhésions, tout en prolongeant la stimulation intellectuelle qu’avait entraînée, par la nécessité d’affronter son système, le professeur de Terminale. Louis Jugnet était thomiste militant, non sans que des failles pascaliennes vinssent pratiquer çà et là quelques lézardes dans son trop bel édifice aristotélicien.
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S’étant sans doute aperçu du possible « tournant théologique »/9/ que la phénoménologie était susceptible d’entreprendre, il tentait d’amener au thomisme le farouche autant que fragile merleau-pontyien en herbe, lequel en réponse ne s’en phénoménologisait que plus. Il s’agissait de se défendre une fois de plus contre une pensée éminemment encline à pratiquer le prosélytisme.
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En outre, là encore, le corps était, sinon vraiment absent, du moins déprécié par rapport à un corps christique glorieux ou à la chair ressuscitée d’après Jugement Dernier.:/10/ Le corps ici et maintenant était sans importance, puisque ce qui comptait était, selon la formule consacrée, adæquatio rei et intellectus, « l’adéquation de la chose et de l’intellection », ce qui certes impliquait une elation (pas d’idéalisme ici, et encore moins de solipsisme), mais ne donnait de fonction protagoniste qu’à deux « réalités », où le corps ne figurait pas, ni le langage d’ailleurs.
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De plus, la musique, dont le corps semblait de plus en plus à l’élève constituer la nécessaire caisse de résonance, n’était pour le professeur qu’un divertissement, détournant des vrais tâches, philosophiques et surtout religieuses, ou alors, à la rigueur, un rituel favorisant comme un catalyseur la communion, du moins quand elle se définissait elle-même musique sacrée. Entre-temps quelques travaux spécifiques accomplis pour des dissertations ou des exposés révélèrent des questions insoupçonnées. On en donnera ici deux exemples.
. Sur l’analogie, d’abord, pilier de la pensée aristotélicienne puis médiévale, on crut découvrir que, malgré sa fonction de mise en relation, cette figure de pensée confortait des pôles tels que sujet et objet, avec pour conséquence, puisqu’elle était conçue comme rapport de rapports respectifs à l’étalon nommé « être », l’instauration et le maintien d’une ontologie sévère obnubilée par la présence et par le sens de l’être, sous le signe du regard et de la vision.
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On avait, entre autres, tiré parti d’un livre figurant dans la bibliothèque paternelle, Les Capitales de Joë Bousquet,/11/ conduit vers lui par une note de Gilles Deleuze dans sa série « De l’univocité »/12/. Il y avait là cette formule, autour de laquelle se concluait, comme une fin d’envoi acérée, le dossier remis pour correction au thomiste qui faisait fonction de professeur : « l’analogie fut toujours une vision théologique, non pas philosophique, adaptée aux formes de Dieu, du monde et du moi »./13/
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Deleuze distinguait la théologie de l’ontologie, la première fondée sur l’analogie, la seconde sur l’univocité : « L’univocité de l’être ne veut pas dire qu’il y ait un seul et même être : au contraire, les étants sont multiples et différents, toujours produits pas une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents, membra disjecta. »/14/
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Cet éloge de la diversité, augmenté par la tonalité païenne de l’expression latine, toute vibrante de rituels obscurs mais rutilants, était reçu comme un encouragement à intensifier l’ouverture d’une écoute plurielle, s’exerçant aussi bien en musique et en poésie (comme on va bientôt s’en rendre compte), que dans la poursuite d’une réflexion de nature philosophique ou la conduite de l’existence de tous les jours. D’autant que la phrase qui suivait achevait de livrer un argument de poids à celui qui se faisait peu à peu, sans le savoir, un acroamaticien en herbe : « L’univocité de l’être signifie que l’être est Voix »…
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D’un côté donc l’analogie fondée sur le regard et la vision, de l’autre l’univocité qui écoutait, et permettait d’entendre, les résonances accomplissant la compatibilité « entre les événements eux-mêmes ou [les] singularités acosmiques, impersonnelles et pré-individuelles. »/15/
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Et voilà que Bousquet, parlant des « termes que la philosophie des pisse-froids avait étourdiment déchus »/16/, finissait par faire du langage tout entier dans sa diversité l’ensemble des membra disjecta, parcourus d’un grand frisson de résonances et gravitant dans un obscur dispositif de pensée : « Je ne prononce jamais de tels mots sans entendre en eux ma propre voix qui me commande : « Écoute !… » Ils sont leur être et je deviens leur clarté. Cependant, dans le langage dont j’use et mésuse il ne se lève pas un seul nom, ni le plus insignifiant adverbe qui ne se fasse à l’occasion recevoir comme la lueur et la métamorphose de ce qu’ils sont tous ensemble au seuil obscur de mon humanité. »/17/
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Sur l’intériorité, ensuite, dont les premières lectures nietzschéennes et deleuziennes mirent en relief le statut problématique, dans un jeu fascinant de surfaces. Il fallait désormais concevoir un « for intérieur » qui n’avait d’intérieur que le nom, une espèce de ruban de Mœbius de la psyché, dont les plis et replis devaient malgré tout constituer l’antenne (ou la caisse de résonance) permettant la réception des voix du monde et occasionnant l’effet « voix intérieures ».
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Ce paradoxe-là (l’intériorité comme lieu virtuel) était à l’époque difficile àformaliser, et il n’est pas rare que des traces de cet embarras soient sensibles dans les écrits récents, lorsque les termes « intériorité », « intérieur », « for intérieur », » voix intérieures »…, sont utilisés sans précautions méthodologiques, c’est-à-dire sans guillemets/18 /.
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On retrouvait d’ailleurs dans Nietzsche l’intérêt pour le monde antique, pour le mobilisme, pour les noces de la musique et de la philosophie, pour la dénonciation des « contempteurs du corps ». Et dans Deleuze, outre ce qu’Alain Roger y entend, à savoir « la luminosité de son style et cette musique-métaphysique deleuzienne, dont je ne me lassais pas »,/19/ l’extension d’une connaissance de la pensée antique en direction des stoïciens et de Lucrèce, le « précurseur sombre » incarné dans « une antienne ou un refrain »/20/, la « synthèse disjonctive d’enregistrement »/21/ ou l’existence d’un « continuum sonore »,/22/ par quoi l’initiation à Leibniz était enclenchée.
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C’était, on l’aura deviné, l’époque de la découverte des grandes publications de Foucault (Naissance de la clinique, Histoire de la folie, Les mots et les choses, Surveiller et punir), où l’on entendit tant bien que mal la question des strates anthropologiques, de Derrida (L’écriture et la différence, De la grammatologie, La voix et le phénomène), dans lesquelles les préoccupations antérieures se trouvaient confusément ébranlées par la machinerie conceptuelle à l’œuvre pour la déconstruction du « phallogocentrisme », et de Deleuze (Proust et les signes, Différence et répétition, Logique du sens), qui faisaient chatoyer le devenir héraclitéen en nombreux paradoxes stimulants.
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L’action conjuguée de ces trois philosophes sortait peu à peu de son sommeil phénoménologique celui qui en effet s’était phénoménologisé au point qu’il en gisait de plus en plus profondément dans la phénoménologie. C’est alors que la lecture d’un autre philosophe marqué par la musique, Jankélévitch, fit sonner le réveil définitif, en fournissant, dans ses notations concernant la musique, le je-ne-sais-quoi ou la mort, l’exemple formateur d’un esprit de finesse et de égèreté capable, selon toute apparence, de déconcerter les grands systèmes fermés aux corps et sourds à la musique.
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Or, la phénoménologie systématique parlait bien de chair, mais prise dans un chiasme qui était fort abstrait, et selon le régime du « visible » et de « l’invisible »,/23/ bref dans une posture théorique dominée par la sûreté du regard.
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Il faut préciser que ce n’est pas le regard en lui-même qui constitue un motif de révolte, bien au contraire. Ce serait une mauvaise querelle que d’instruire le procès du regard lui-même. Pas d’iconoclastie en acroamatique. Mais pas d’iconolâtrie non plus. L’oreille, par l’accueil indéfectible qu’elle offre à tous les sons, elle qui ne se ferme jamais, elle qui reçoit ses vibrations de toutes parts, modélise un usage continu, collectif et démocratique de tous les sens. C’est certainement là une des leçons, toujours interrogées et ré-interrogées, que l’on a essayé depuis longtemps de délivrer /24/ : en matière d’usage des sens, comme dans les pratiques de la musique et de la poésie, les solutions de continuité sont rarement (et peut-être jamais) autre chose que des effets d’abstraction, un peu comme si les coupures épistémologiques, par ailleurs démontrables sur tant de plans, envahissaient et faisaient se lézarder, avec notre consentement ou grâce à notre complicité, nos rapports au corps, à la sensibilité, à l’art.
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Cette leçon, ce ne serait pas en réduire la portée que de dire qu’en plus d’être sans cesse à éprouver et confirmer, elle émane d’intuitions anciennes, qui ont commencé à s’ordonner en dispositifs grâce au catalyseur de la philosophie, mais qui irriguaient déjà les dispositions façonnées par le truchement des expériences susmentionnées de la musique d’une part, par les effets de la lecture précoce de la poésie d’autre part./25/
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (3) : LA POÉSIE
À une époque de lectures effrénées, vers quatorze ans, la poésie soudain avait fait irruption dans les livres dévorés. Elle y prit bientôt une part largement prépondérante, qu’elle a gardée depuis. C’est Nerval, Baudelaire, Mallarmé, Lautréamont, Verlaine et Rimbaud qu’on avala d’abord, en profitant secrètement la nuit de la bibliothèque paternelle.
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Sans doute la part d’imaginaire sensuel émanant, de façons diverses, de ces œuvres, ne fut-elle pas pour rien dans l’embrasement de la sensibilité que ces lectures produisaient en pleine puberté : « cris de la sainte » et « soupirs de la fée », « femmes damnées » baudelairiennes, éventails facétieux venant voleter autour d’une énigmatique chair triste, déflagrations fantasmatiques de Maldoror, mélancolies coquines se berçant dans l’évidence de la musique verlainienne, audaces rimbaldiennes rutilantes et obscures, tout cela tourbillonnait certainement dans l’esprit du jeune et erratique lecteur.
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Mais il y avait aussi, assez vite manifestée à travers de nombreux essais de pastiches conçus comme des hommages aux poètes lus, une écoute des prosodies et des manières d’ajuster les mots, qu’on découvrait dans ces lectures orientées et partiales. Cette écoute importait sans doute beaucoup, en ce qu’elle était toujours là, même quand on passait à côté des richesses emmagasinées dans un poème sans les percevoir pour cause d’inexpérience.
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Une telle écoute, constituée depuis en véritable dispositif, n’a jamais cessé d’être active. Elle est la plupart du temps « silencieuse », autrement dit acousmatique/26/ même si parfois elle s’éprouve dans la lecture à voix haute. À la même époque, le théâtre de Shakespeare en édition bilingue figurait dans ladite bibliothèque : certains passages en furent lus à haute voix, dans les deux langues, double expérience inaugurale du théâtre mais aussi de la confrontation d’un texte original avec sa traduction, expérience qui semblait faire retentir plus intensément l’évidente abondance et la justesse mystérieuse des métaphores shakespeariennes.
Comprendre tout, dans une opération claire et nette de la pensée, bien concevoir le « sens » du poème, cela ne semblait pas nécessaire à la pratique quotidienne de ces lectures de poésie. Il suffisait de ressentir de la beauté, et la beauté irradiait, certes, d’une sorte d’aura de significations en clair-obscur, mais aussi des rapprochements inattendus, énigmatiques, entre les mots, et surtout de leurs combinaisons sonores comme du rythme qui s’en dégageait.
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Sur ce cheminement parmi les sortilèges, Mallarmé avait retenti en sourdes fanfares. Un an plus tard, Saint-John Perse s’introduisait dans ce concert pérégrin : le tome I de ses poésies chez Gallimard, feuilleté compulsivement à la bibliothèque du lycée, outre qu’il possédait une secrète odeur mêlant le papier, la colle et le neuf (il fallait l’ouvrir et enfouir le nez entre les pages pour être gratifié de ce qui semblait bien être l’évanescente signature de la poésie même), projeta dans l’oreille des formules étranges, voire incompréhensibles, et donc d’une beauté à vous couper le souffle… Pendant des mois, on fut fasciné par « la longue phrase à jamais inintelligible », qui confirmait à l’ouïe de celui qui pensait être un musicien en devenir l’existence d’une sorte de musique en forme de mots.
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Dans cette période, il y eut aussi Patrice de La Tour du Pin et ses concerts et autres rituels intérieurs, tandis que les Latins, au premier chef Catulle, Virgile et Horace, commençaient vraiment à faire entendre leurs voix. L’année suivante fut placée sous le signe de René Char, qui offrait généreusement quelques formules incroyablement stimulantes, en raison de leur sens énigmatique et de leur « musicalité » sensible. Certaines n’ont depuis jamais cessé de danser dans la mémoire, comme des aphorismes chargés de ponctuer ou de rythmer les saillies de la pensée :
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Harpe brève des mélèzes,
Sur l’éperon de mousses et de dalles en germe
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– Façade des forêts où casse le nuage –,
Contrepoint du vide auquel je crois./27/
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Dans la luzerne de ta voix tournois d’oiseaux chassent soucis de sécheresse./28 /
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L’intensité est silencieuse. Son image ne l’est pas. (J’aime qui m’éblouit puis
accentue l’obscur à l’intérieur de moi.)/29/
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L’importance de la rencontre avec l’œuvre de René Char sera glosée lorsque sera abordé le rôle joué par la thèse de doctorat dans le parcours qui se présente ici. Il suffit qu’on ait d’ores et déjà en mémoire ces trois poèmes à dimension manifestement acroamatique, puisqu’ils sont, de ce parcours rhapsodique, le diapason le plus persistant. À ce moment-là (années de Première puis de Terminale, dans le retentissant sillage de mai 68), il y eut d’ailleurs, sous l’égide de l’harmonie résonnant de tels aphorismes, instauration d'un contrepoint de lectures, lointaine ébauche, sans le savoir, des dispositifs comparatistes dont on entend ici faire la défense et l’illustration. C’était le motif des « paroles ailées » homériques, celui du poète « chose légère et ailée » selon Platon, qui se mettaient à parcourir des œuvres poétiques diverses et si différentes les unes des autres, mais entendues selon le crible d’une écoute qui sans doute, on l’espérait, s’affinait et s’affinerait de plus en plus.
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C’est ainsi que s’entrelaçaient les poèmes de Pierre Reverdy, qui semblait être une sorte de Webern de la poésie moderne ; d’Antonin Artaud, avec qui l’on faisait l’apprentissage de l’imprécation et de la glossolalie ; de Michel Leiris, dans le vertige enjoué des jeux de mots ; d’Henri Michaux, qui venait chuchoter ou crier dans une oreille émerveillée les facéties profondes de sa faconde ; d’Audiberti, qui initiait comme un indestructible aîné à la force du langage, aux barbares bafouillis d’une obscure clarté, à la « vive guitare » des mots ; de Pierre-Jean Jouve, où se célébraient les noces de la poésie, de la musique et du sexe ; d’Yves Bonnefoy, chez qui ces noces étaient ponctuées par de troublantes méditations philosophiques ; de Jean Tardieu, qui réussissait à rendre satisfait devant le sacre et le massacre du langage opérés par ses rituels quasi musicaux ; de Jules Supervielle, de qui on apprenait tout un art subtil de dissonances ; u de Robert Desnos, le virtuose dont les volutes volubiles développaient des manières de mélismes de mots…
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D’autres encore, tels que Novalis, dans la fulgurance de ses hymnes et de ses cantiques ; Lorca, par l’âpreté et la douceur mêlées de ses rythmes et de ses images ; T. S. Eliot, en constructeur de paysages sonores à l’infini… Et puis tous les poètes recueillis par Pierre Seghers dans les deux tomes de son Livre d’or de la poésie française contemporaine, paru en 1969, qui occasionnèrent deux lectures publiques à la bibliothèque du lycée : on avait rassemblé là quelques-uns des poèmes auxquels l’oreille se plaisait à revenir, qu’on avait reliés entre eux par une prose qui se voulait écho autant que commentaire et transition, et on avait lu le tout devant un parterre intrigué de lycéens et de professeurs.
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (4) : JABÈS, DERRIDA, ARENDT ET LA MUSIQUE
Cette polyphonie entretenue de jour en jour trouva un ou deux ans plus tard une nouvelle forme avec l’œuvre d’Edmond Jabès. En effet, ce qui frappa d’abord, c’est que cette œuvre s’était construite elle-même comme une polyphonie, en se faisant le récepteur d’une pléthore de paroles sages et folles aux énonciateurs toujours nouveaux. La théorie déclamatoire qui, de Reb Youré à Reb Mitri, en passant par Reb Rida, Reb Prato30, décline tant de formules pontifiantes, incantatoires ou lapidaires, semblait au jeune lecteur le produit d’enregistrements semblables à ceux d’un micro-trottoir sublime, dans lequel s’entrechoquaient des positions et des dispositions philosophiques hétérogènes, sur le fond tragique et frissonnant qu’y dessinait l’ombre portée de l’holocauste.
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Le contact préalable avec la kabbale, via le professeur de philosophie de Terminale, l’avait, on s’en doute, prédisposé à accueillir sans trop de réticence les anagrammes et autres paronymies dont Le Livre des Questions n’était pas avare. Il y eut même deux ou trois camarades, étudiants en Philosophie, qui participèrent avec lui, pendant quelque temps, deux ou trois fois par mois, à des lectures en groupe d’Aely, Elya ou Yaël, séances pendant lesquelles le « texte jabésien » était sondé, répercuté et commenté, dans une sorte de libre séminaire thélémite./31/
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Or, dans le même temps, il apprenait dans Derrida que cette polyphonie n’en était pas une, puisque tout cela n’était que du Livre, de l’Écriture. C’est une des perplexités mentales les plus fortes et durables qui le saisit alors, lorsqu’il rapporta telle ou telle remarque derridienne sur Jabès à tel ou tel passage de cette œuvre.
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Derrida : « Il faut se séparer de la vie et des communautés, et se confier aux traces, devenir homme de regard parce qu’on a cessé d’entendre la voix dans l’immédiate proximité du jardin. »32 Jabès : « Ce tracé blanc sur la page blanche, c’est le tracé du cri. […] Ici, l’oreille est l’ordre. […] L’œil donne à voir ce qu’il entend »…33 Derrida : « Passion de l’écriture, amour et endurance de la lettre. […] Destinée incommensurable en tout cas, qui ente l’histoire d’une “ race issue du livre… ” dans l’origine radicale du sens comme lettre, c’est-à-dire dans l’historicité elle-même. »/34/
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Jabès : « Entre dans ma parole, dans mon obscure demeure. D’un côté et de l’autre du silence, nous serons la même voix. »/35/ Jabès encore : « L’aventure est subordonnée à la nécessité où l’écrivain se trouve de vivre sa parole et de poursuivre l’expérience d’une vie ; d’écouter et de forcer le silence. »/36 /
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Derrida, qui note que le livre de Jabès opère « une sorte de déplacement silencieux vers l’essence »/37/ : « Être, c’est être dans le livre »…/38/ Jabès : « — Quelle est l’histoire de ce livre ? — La prise de conscience d’un cri. »/39/, « Le livre / surgit du cri »/40/, « Le cri s’écrit dans l’écho, libres phrases du livre de l’espace. »/41/…
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Bien sûr, Derrida reconnaissait le livre comme « articulé par la voix du poète »42, et ce dernier comme « homme de parole et d’écriture »43, mais on était choqué par la préséance toujours affirmée de la seconde sur la première : l’alliance opératoire que Jabès semblait avoir fait se conclure entre les deux /44 / était dépréciée par le philosophe commentateur, puisqu’il ne lui accordait que le statut d’une hésitation « entre le pneumatique et le grammatique »/45/.
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Ce qui interdisait littéralement l’étudiant, c’étaient certaines affirmations péremptoires qui semblaient réduire la voix à l’écriture, une écriture qui plus est désertée par le corps, malgré les revendications de son inscription dans l’historicité (laquelle d’ailleurs n’était définie, on l’a lu à l’instant, que comme « origine radicale du sens de la lettre »…) : « Écrire, c’est se retirer. […] Laisser la parole. Être poète, c’est savoir laisser la parole. La laisser parler toute seule, ce qu’elle ne peut faire que dans l’écrit. »/46/ — « Une puissante et antique racine est exhumée et sur elle une blessure sans âge dénudée (car ce que Jabès nous apprend, c’est que les racines parlent, que les paroles veulent pousser et que le discours poétique est entamé dans une blessure) : il s’agit d’un certain judaïsme comme naissance et passion de l’écriture.
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Passion de l’écriture, amour et endurance de la lettre, dont on ne saurait dire si le sujet en est le Juif ou la Lettre elle-même. Racine peut-être commune d’un peuple et de l’écriture. »/47/ On pensait alors repérer des tensions dans de tels énoncés derridiens : comment l’écrit pouvait-il être une instance permettant à la parole de parler par soi-même, sans les paysages sonores dont elle participe, sans l’entrelacement de la voix aux musiques du monde, sans l’implication du corps d’où la parole « ailée » s’envole ? comment pouvait-on prétendre « que les racines parlent, que les paroles veulent pousser », si l’instant d’après on ne leur donnait que l’écriture comme terreau ?
. Bien entendu, les considérations historiques et anthropologiques sur les destinées ancienne et récente de la judaïté n’étaient pas perçues alors dans toutes leurs implications. Peu à peu elles le furent, grâce à de nombreuses lectures chargées de développer une sorte d’oreille historique et politique,/48/ mais, à quelques années d’intervalle, des réflexions différentes de celles de Derrida aidèrent à ne pas accorder un crédit trop solide à sa théorie du Juif comme Écriture et de l’Écriture comme Judaïté.
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Un commentaire tout d’abord, qu’Hannah Arendt produisait d’un aphorisme charrien, semblait placer la poésie en entier, parole et écriture embarquées dans le même trou noir de l’histoire, sur une ligne de fracture historique et anthropologique qui rendait vaine toute partition lettre-voix visant à démontrer la précellence de l’une des deux sur l’autre. : « “ Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. ” Voilà peut-être le plus étrange des aphorismes étrangement abrupts dans lesquels le poète René Char condensa l’essence de ce que quatre années dans la Résistance en étaient venues à signifier pour toute une génération d’écrivains et d’hommes de lettres européens. »/49/
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Pour Hannah Arendt, l’aphorisme de Char prenait d’abord acte du fait que nul n’avait été préparé à des circonstances historiques particulièrement barbares ni même à la résistance qu’il fallait leur opposer, pour faire entendre ensuite un « appel à la pensée non moins urgent et non moins passionné que l’appel à l’action de ceux qui l’avaient précédé. »/50/
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Elle faisait pour finir remarquer que cet appel à la pensée « se fit entendre dans l’étrange entre-deux qui s’insère parfois dans le temps historique où non seulement les historiens mais les acteurs et les témoins, les vivants eux-mêmes, prennent conscience d’un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore.
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Dans l’histoire, ces intervalles ont montré plus d’une fois qu’ils peuvent receler le moment de la vérité. »/51/ Elle ajoutait que les essais recueillis dans son livre se voulaient, en réponse à cet appel, « des exercices de pensée politique telle qu’elle naît de la réalité d’événements politiques (quoique ces événements ne soient qu’occasionnellement mentionnés). »/52/
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Lire cela en 1972 ou 1973, tout vibrant encore des « événements » de 68, tout bourdonnant de la poésie de René Char, de tous côtés traversé par une inquiétude auditive /53/ de plus en intense, tout juste ébranlé par la lecture assidue de Jabès, et plus encore décontenancé par les commentaires qu’en donnait Derrida, cela entraînait à penser que la crise dont le nazisme et l’holocauste avaient été naguère l’une des faces les plus répugnantes n’avait toujours pas cessé, et qu’à cet égard nulle tradition, fût-elle celle du Livre, ne pouvait nous servir de testament.
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Une des dernières phrases de cette préface fut l’objet de longues méditations. Elle valait comme incitation à toujours relier les activités de l’intellect au corps vivant qui les occasionnait ainsi qu’aux configurations historiques où ce corps vivant se situait. À ce titre, elle marque toujours de cette exigence de cohérence les pages qui seront sans doute jugées aussi à son aune, et dans lesquelles maintenant elle est citée : « ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter. Puisque ces exercices se meuvent entre le passé et le futur, ils contiennent une part de critique comme une part d’expérimentation, mais les expériences ne visent pas à dessiner une sorte de futur utopique, et la critique du passé, des concepts traditionnels, ne cherche pas à “ déboulonner ”. »/54/
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Il y avait donc, dans la déconstruction des supposés méfaits d’un hypothétique logocentrisme, quelque chose qui tenait du « déboulonnage », en même temps qu’une sorte de glaciation mentale dans laquelle « paroles gelées » et expérience désincarnée, réduite à l’os, se figeaient, toute historicité abolie. Sur ce dernier point, l’injustice d’une lecture sans doute trop passionnelle est évidente, mais le blanc-bec était loin de s’en rendre compte.
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En revanche, il avait eu l’occasion de se procurer des enregistrements de Chants bibliques par Magdalith, et l’étrange respiration qui s’entendait dans les mélismes tour à tour âpres et fluides de cette voix féminine aux rauques inflexions lui avait donné à penser que la tradition juive n’était pas seulement livresque. Et en effet : il découvrit l’article de quinze pages, agrémentés d’illustrations et d’exemples musicaux, qu’une Encyclopédie de la musique qui faisait alors autorité consacrait à la musique juive/55/, aux musiques juives d’ailleurs devrait-on dire, puisque de l’époque biblique à l’époque moderne, pas moins de onze chapitres y étaient ménagés.
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Le chant hassidique présentait des caractéristiques tout particulièrement intéressantes, en ce qu’il réalisait par le travail d’ornementation des mélodies le cheminement spirituel requis par la doctrine roborative du hassidisme, laquelle prescrivait de « se défaire de toute mélancolie et atteindre une phase suprême de joie, en passant par divers états intermédiaires. »/56/
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Chaque mélodie hassidique, la plupart du temps sans paroles, suit généralement l’évolution des différents états psychiques qui marquent les stations successives de cette anagogie, en façonnant chacun d’eux par des marques rythmiques, mélismatiques et expressives qui leur correspondent intensément.
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Des lectures complémentaires sur le hassidisme, notamment dans Élie Wiesel,/57/ continuèrent d’augmenter le contrepoids heureux que les mélopées de Magdalith, souvent réécoutées, et telle ou telle « niggûn » (mélodie) hassidique, entendue à partir de notations sur papier réglé, faisaient aux théories derridiennes sur l’équivalence sans reste entre Livre et Judaïsme : découpler le livre de la voix, et trancher en lui entre voyelles et consonnes au profit de ces dernières, seules porteuses de sens, cela paraissait désormais un parti pris, dont on pouvait se libérer.
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Enfin, l’acquisition par hasard objectif d’un disque consacré à la Musique tchécoslovaque nouvelle où figurait une œuvre du slovaque Peter Kolman commémorant le vingtième anniversaire du soulèvement national slovaque contre l’occupation nazie (1944-1964) et portant un titre transparent : Monumento per 6.000.000, achevait de convaincre que l’appel à la pensée qui retentissait encore dans les années 70 sur les turbulences du sillage puissant des années 30 et 40 ne pouvait pas être renvoyé seulement à l’espace de livres clos sur l’idéalité de leurs lettres et de leurs blancs, qu’il fallait ne pas lui refuser la musique ni ce qui dans les livres était musique et voix, manifestations de corps vivants dans une période historique donnée :
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l’œuvre de Kolman débutait par une sorte de thrène orchestral prolongé qu’un oppressant chaos de percussions métalliques monstrueuses venait submerger, avant qu’un violon ne fasse entendre a cappella une sorte de « niggûn », très nettement inspirée de la tradition, soudain suspendue sur un dernier mélisme qui n’avait rien de conclusif et laissait donc l’auditeur désemparé dans le silence, « à la fois plus vulnérable et plus fort »./58 /
Il est vrai qu’en relisant longtemps après les pages de Derrida sur Jabès, on pourrait soutenir aisément qu’une dimension acroamatique les traverse, au point qu’elles font une tension intéressante avec les assertions grammatologiques qui avaient tant abasourdi autrefois. Par exemple : « La ville et le désert, qui ne sont ni des pays, ni des paysages ni des jardins, assiègent la poésie de Jabès et assurent à ses cris un écho nécessairement infini. »/59 /On ne peut nier que, si « ville » et « désert » sont en effet chargés d’une violence insoutenable, celle-ci est dite ici déferler dans le livre comme une déflagration acousmatique./60/
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Et plus d’une notation de Jabès donnait de fait à entendre cette violence : « La parole est pareille au bourdon que le bruit développe » /61/ ; « Une pieuvre est dans ma tête. / Plus bavarde qu’une pie. » /62/…
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (5) : « ON NE LIT PAS, ON ÉCOUTE »
On ne lit pas, on écoute. Telle était donc ce que je savais sans le savoir vraiment, jusqu’au jour où, en 1972 ou 1973, j’ai entendu une voix.
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Qu’on se rassure : je ne raconte pas d’histoire, et surtout pas celle du pilier claudélien ou des apophtegmes ouïs pas Jeanne d’Arc. Pas plus d’ailleurs que celle de la transparence absolue, je veux dire de l’amplification sans parasitage ni brouillage que l’oreille abandonnée du disciple endoctriné croit offrir à la voix de son maître.
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S’il y a eu ce jour-là révélation, outre le trouble inhérent à la rencontre d’une découverte déjà faite obscurément (ce qui d’ailleurs en fait un savoir précaire qui mettra par la suite un long temps pour se formuler, et, selon toute apparence, ce n’est pas fini), outre le trouble donc c’est le renvoi énergique à une pratique auditive en quelque sorte fondée à nouveau que l’expérience vécue ce jour-là a avant tout accomplie.
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En effet en ce temps troublé le jeune homme composait beaucoup de musiques, promenait son oreille dans des paysages sonores aussi variés que ceux fournis pas de longues promenades à la campagne, sur les quais de la ville, dans les stades de rugby, à quelques assemblées dites AG, au cœur de denses manifestations contre le pouvoir d’alors et dans des cours dits de Première supérieure où oublier la musique, se faire sourd par un long et intense règlement de tous les sens, étaient plus fréquents qu’ouïr, écouter, entendre, penser par l’ouïe, faire parler l’oreille /63/…
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Il était empêtré dans les tensions que certaine pensée contemporaine avait produites au cœur de ses dispositifs en cours de constitution. Encore adossé lentement à ses vertiges, il lui avait semblé, depuis quelques années, que la poésie était sous le signe de deux prépositions : « avec » et « vers » (avec l’oreille, avec le corps, avec les autres, avec l’historicité partagée par ce corps et les autres ; vers une écoute plus fine au régime plus plein).
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Or, un jour, allumant sa radio, il entend une voix lisant un poème dont voici quelques fragments accueillis comme des graines dans les terres limoneuses de la mémoire :
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J’ai appris à t’entendre te voir te toucher te comprendre
je peux seul non prédire mais dire ce qui coule en toi
jusqu’à la voix d’un menu silence s’il vient de toi
car comprendre c’est donner son corps
[…]
Depuis nous tu ne peux pas vivre sans mon savoir
tes gestes tes pensées ont le souffle court tu me cherches
[…]
moi j’ai ton cœur sur la main
[…]
À ton premier mot j’ai la voix coupée
je remue le lait et le miel pour te trouver
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Une fois en mains le livre d’où provenait ce poème, Dédicaces proverbes,64 on découvrait une poésie déclinant, comme dans un tableau de flexions à la fois étranges et nécessaires, les signes tutélaires « avec » et « vers », dûment accompagnés des matières dont ils étaient les vecteurs, et c’était comme la rencontre par écoute intérieure d’une petite prophétie de fraternité promise, et c’était comme la découverte de la version neuve d’un autre proverbe : « Dis-moi comment tu écoutes et je te dirai… »
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Décidément non, on ne lit pas, on écoute, on donne audience : tel était l’enseignement que dispensait ce poème qu’une voix adéquate au timbre riche et chaleureux, la voix du poète lui-même, Henri Meschonnic, modulait tranquillement et sans effet déplacé dans une oreille à l’arrêt./65 /
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C’est alors par le poète qu’on eut accès au critique et théoricien, l’auteur de Pour la poétique. On y trouva des antidotes aptes à contrecarrer les pensées fondées sur des oppositions binaires (telles que fond-forme, écrit-oral, voix-lettre…) : « entre en conflit avec la logique aristotélicienne du signe et de l’identité une logique du signifiant, logique de l’ambivalence pressentie par Paulhan à la lecture des Chinois ».66 On y discerna les fondements d’une réflexion, à laquelle Meschonnic devait donner l’ampleur bien connue, sur un concept à l’œuvre tant en musique qu’en poésie, le rythme : « Le rythme, d’abord »…/67/
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On y découvrit que des traducteurs pouvaient être sourds : « On appelle cela traduire Celan »…/68/ Une belle expression associait, comme on pensait de plus en plus qu’il le fallait, ce que l’on avait trouvé ailleurs découplé de façon dissymétrique : « Une parole écriture »./69/ On y retrouva, commentée avec générosité, la poésie « musculaire » et vocale d’André Spire./70/ Enfin, ces livres-là constituèrent, avec Logique du sens de Deleuze (où notamment la pensée paradoxale des singularités,/71/ le plaidoyer pour la voix /72/ ainsi que la mise en relief d’une résonance fantasmatique,/73/ fournissait bien à propos matière à réflexion), le fonds théorique principal d’un mémoire de maîtrise intitulé Pierre Reverdy : Aspects et significations d’une ascèse, préparé sous la direction conjointe d’Antoine Fongaro (pour le fond) et d’Émilien Carassus (pour des raisons administratives), et soutenu en 1975.
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Dans ce travail, qui était guidé par une attention à ce qui se passe pour le lecteur dans les fameux blancs du poème chez Reverdy, on aurait pu tout de même remarquer la persistance d’un certain post-mallarméisme blanchotisant, relayé encore par les dichotomies derridiennes. Cependant, des « prédispositions acroamatiques » y balbutiaient leurs premières gammes : si la mort hantait les marges du poème, ces dernières accueillaient plutôt les vibrations de cloches lointaines, d’abord comme lente apocalypse dissolvant l’inquiétude devant les temps de crise puis comme appel à un monde de renouveau ; mais c’est en elles aussi que les vibrations des mots trouvaient leur évanescent prolongement troublant, auquel on était d’autant plus attentif que les mots du poème étaient peu nombreux.
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On avait senti confusément que c’était là un dispositif acousmatique, et une note esquissait même une étude comparée entre « l’ascèse poétique » de Reverdy, la poétique du haiku et la musique d’Anton Webern.
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (6) : PÉDAGOGIE, NOMADISME, GÉOPOÉTIQUE
Une fois devenu professeur certifié (1976), j’avais fait le choix jaloux de la pratique en me refusant obstinément pendant quelques années à prolonger par une thèse le traitement des débats dont il vient d’être question. Une telle décision n’était pas due à de la paresse intellectuelle : je croyais qu’il valait mieux préserver et développer les dispositions et dispositifs jusqu’ici constitués en les employant à une entreprise pédagogique visant à enseigner par les textes l’intelligence du corps, de l’oreille et de l’époque, dans un engagement « sur le terrain ».
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En même temps, je ne cessais pas de me livrer à la musique, à la poésie et à sa traduction (des essais dans le domaine grec contemporain). Grâce aux encouragements pressants et généreux d’un inspecteur général, Marcel Girard, où je puisais l’énergie nécessaire pour une préparation au concours conduite tout en enseignant, je devins agrégé de Lettres Classiques en 1982.
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C’est aussi l’année où la pratique de l’enseignement a cessé d’être exercée sur sol français, ce qui permit à l’apprentissage des langues et à la traduction poétique d’acquérir un nouveau régime. En effet, il y avait eu, depuis le Latin, le Grec et l’Anglais du lycée et des Classes Préparatoires, une initiation en autodidacte au Grec Moderne, principalement grâce à de longs séjours annuels en Grèce (entre 1971 et 1976) et à des lectures et tentatives de traduction de Séféris, Ritsos, puis Élytis.
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Le double retentissement de Léon Bentata et Jacques Derrrida,augmenté de la découverte de Magdalith et de la musique hassidique, m’avait conduit à suivre durant l’année de Maîtrise des cours d’Hébreu, ponctués par la lecture de Spinoza,74 surtout pour ses conceptions du corps et de la joie, ainsi que du livre de Sylvain Zac sur Spinoza et l’interprétation de l’écriture,75 où je m’étais ingénié à retrouver l’importance d’une sorte de discours intérieur, sans pour autant le prendre pour la parole de Dieu se manifestant dans uneimmédiateté souveraine./76 /
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Pour faire bonne mesure, j’avais aussi suivi cette année-là des cours de Roumain, dans l’intention de connaître une autre latinité, ce qui me fit découvrir Caragiale et Eminescu, dont la langue chantante aux timbres nouveaux paraissait à la fois haletante et déliée :
Vom visa un vis ferice,
Îngâna-ne-vor c-un cânt
Singuratece isvoare,
Blânda batere de vânt :
Adormind de armonia …/77 /
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Un séjour de cinq ans comme professeur en lycée et collège dans l’île de la Réunion me permit ensuite d’embrasser les Créoles réunionnais et mauricien, celui de la rue comme celui des poètes, tout particulièrement celui de Carpanin Marimoutou, qui commençait alors son œuvre./78 / Mais d’autres poètes réunionnais comptèrent aussi dans cette initiation à la diversité et au métissage : Jean Albany, moins d’ailleurs pour ses recueils (Zamal, 1951 ; Outremer, 1966 ; Vavangue, 1972, Fare fare, 1978)/79/ que pour son ouvrage lexicologique, précieux et enjoué (P’tit glossaire. Le piment des mots créoles, 1974)/80/ ; et surtout Boris Gamaleya, dont le beau recueil d’exil Vali pour une reine morte/81/ greffait les uns sur les autres néologismes, archaïsmes, termes malgaches, vocables réunionnais et lexique français, le tout articulé selon une syntaxe vigoureuse, et animé de rythmes tournoyant autour d’un dynamique alexandrin :
soit ta longue patience au fil des millénaires
et s’en vienne l’élu par la houle écarlate
lune noire ma peine au loin au loin les voiles
les sistres de l’errance et les races nouvelles
lors au débouquement des stèles du ponant
couleuvrines tonnant au vent d’apocalypse
patemar malévole et mer processionnaire
ohé sus à l’ophir qui florine à tribord
lors fut grande ombre chue sur les troques fragiles
et mirage trahi au trouble des marines
et mon âme pleurant aux cimes de l’exil
rahariane et les dodos de morgabine82
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Plutôt que de rapporter cette expérience linguistique diverse à une intention purement mystique (à travers la pluralité des langues entendre les accents divins et le fonds commun…), il s’agissait d’apprendre à écouter des phonèmes de plus en plus nombreux, étranges mais familiers, des intonations et des inflexions insoupçonnées, des dispositifs poétiques particuliers auxquels seuls un langage donné, des paysages sonores spécifiques et une histoire précise avaient permis de se constituer.
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On ne connaissait pas alors le terme qui définit « l’anthropologie générative » (Generative Anthropology), discipline née aux Etats-Unis : anthropoetics./83/ Ni celui proposé par le poète Kenneth White pour caractériser son entreprise à la fois philosophique et poétique de « nomadisme intellectuel » : géopoétique/84 /.Chacun de ces deux-mots valises auraient pu servir de « synthèse disjonctive » à une telle entreprise. De même qu’ils pourraient avoir la même fonction dans le présent dossier.
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Mais nous voici au Portugal, puisque Lisbonne a été le premier poste à l’étranger. Le nomadisme linguistique abordait la langue portugaise et ses poètes,/85/ avant de s’aventurer en territoire allemand/86/ puis hongrois/87/… Cette dernière langue était en fait depuis longtemps un obscur objet de désir, depuis la lecture (en 1973 ou 1974) d’un article d’Iván Fónagy, dans le n°11 de la revue Poétique ( «Puissance du langage »88), intitulé « Motivation et remotivation » : Fónagy y parlait, entre autres, de « magie verbale » et de « musicalité ».
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Parmi ses exemples deux vers d’un poète hongrois cités dans l’original/89/ n’avaient jamais cessé d’exercer une forte attraction sur la curiosité auditive et intellectuelle de quelqu’un qui enrageait secrètement de ne pouvoir entendre dûment les signes formant comme la partition de ces vers.
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Entendre et retentir de ce qu’on a entendu… Un film vu plusieurs fois dans les années 70, le Fellini-Satyricon, était doté d’une bande sonore qui avait à cet égard beaucoup bouleversé, puis beaucoup donné à penser. Diverses musiques en arrière-plan ou soi-disant produites à l’image (mais avec un décalage impressionnant qui signalait sans vergogne une post-synchronisation systématique), une palette de langues d’une richesse immense (incluant le Latin, prononcé de diverses manières, et le Grec ancien, bellement rythmé et articulé), des bruitages jouant sur l’amplification, la sourdine ou l’étagement des sources dans l’espace, tout cela contribuait à produire un effet, quasi permanent, d’insertion dans une conscience envahie et animée de sons, ce qui fournissait comme la représentation audible « du dehors » de ce qui se passait dans le « for intérieur » acousmatique d’un sujet marqué par les dispositions et les dispositifs acroamatiques qu’on vient de décrire.
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Il y avait là des ressemblances avec certains passages de la Sinfonia de Berio, notamment lorsqu’une voix soudain détachée de la masse vocale et orchestrale, sans pour autant cesser d’être calme et posée, prononce subrepticement, comme un rappel de dictamen, cette phrase de Lévi-Strauss : « Ce mythe nous retiendra longtemps. » Cette formule se mêlait aux autres obsessions mentales qui revenaient à tour de rôle comme des scies et dans lesquelles on puisait la stimulation et la force nécessaires pour continuer les diverses entreprises en cours.
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Sur le plan pédagogique, ayant eu à enseigner à tous les niveaux des deux cycles du secondaire, puis à l’université aussi (Deug et Licence plus direction de travaux de maîtrise à Nice, mais aussi études doctorales pendant deux ans quand j’étais lecteur à Budapest)/90/, j’ai toujours eu le souci de faire en sorte que les élèves et les étudiants pratiquent des lectures à haute voix, soient à même d’écouter des textes, de même que j’ai toujours ménagé des séquences de sensibilisation aux littératures étrangères anciennes et modernes comme aux entrecroisements entre les arts, en confrontant le plus souvent possible littérature, peinture, musique (et parfois philosophie ou cinéma).
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Je voudrais ici, pour permettre de compléter ce récit des formations par une illustration des pratiques professionnelles, renvoyer à quelques exemples figurant en annexe (sous le titre « Enseignements acroamatiques »), puisqu’ils ne sont pas sans rapport avec les recherches entreprises depuis quelques années et aboutissant au présent livre, en ce qu’ils ont tous quelque chose d’acroamatique.
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (7) : LA TRADUCTION POÉTIQUE
ET LE THÉÂTRE UNIVERSITAIRE
Ainsi donc, avant de changer d’avis sur la nécessité de faire une thèse, je me suisemployé à faire de mon mieux le métier d’enseignant, tout en réalisant mes premières traductions pour la publication (Eugénio de Andrade./91/, Fernando Pessoa92, Wenceslau de Moraes /93/, Pedro Tamen /94/, divers poètes portugais pour la revue Action poétique n°11995), et à intégrer comme acteur et assistant de mise en scène une troupe de théâtre scolaire et universitaire francophone (à Lisbonne)/96/, puis à fonder celle du Théâtre du Paradoxe (à Vienne)/97/.
L’expérience de la traduction poétique permettait de combler deux insatisfactions. L’insatisfaction, déjà mentionnée, devant les travaux scolaires et universitaires de traduction : versions grecques et latines pratiquées au Lycée, en Classes Préparatoires ou à l’Université, par exemple depuis Homère, Pindare, Hésiode, Catulle, Horace, Virgile, Martial ; et l’insatisfaction devant certaines traductions publiées relevant du principe de la « belle infidèle »/98/: il y avait là deux extrêmes, tout aussi insupportables, la traduction prosaïque du signifié (souvent lourdement explicative) d’un côté, l’adaptation ou la « mise en vers » de l’autre, deux extrêmes devant lesquels naissait l’exigence d’un autre type de pratiques.
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Après une phase de participation à des traductions collectives (Andrade, Pessoa, Tamen, Wenceslau de Moraes), pendant laquelle quelques traductions ont été réalisées seul (par exemple La Mort du prince de Pessoa pour le festival d’Avignon de 1988), j’en suis arrivé à cette position théorique de base : la collaboration ponctuelle est nécessaire avec une personne locutrice de la langue de départ, cultivée et par surcroît connaissant un tant soit peu la langue d’arrivée, mais il est indispensable que la traduction finale soit assumée par un seul, l’intensité et la logique de sa relation acroamatique avec l’œuvre originale devenant les garants d’une cohérence de la traduction, tandis que « la mise en conversation » du texte original grâce à la relation avec le collaborateur permet d’entendre le texte intensivement et extensivement (dans ses recoinssémantiques comme dans ses battements signifiants).
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On reviendra plus loin sur ces considérations lorsqu’on sera amené à exposer les paramètres de ce qui pourrait constituer une sorte de politique concertée de la traduction poétique.
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Quant à la pratique du théâtre universitaire, elle doit être abordée ici, en ce qu’elle sesitue au croisement de toutes les lignes de force dont il a été jusqu’ici question : choix de pièces relevant d’un esprit baroque et métissé, adaptées à des troupes pléthoriques aux nombreuses nationalités ; mise à l’épreuve de son corps et de sa voix dans la pratique du jeu d’acteur ou de la mise en scène : animation d’un travail de groupe où il s’agit de savoir utiliser les compétences et les défauts de chacun pour les jeux d’acteurs, la conception et la constitution des décors, la composition et l’exécution de la musique, la conception et la réalisation des lumières, la gestion des moyens de production par la recherche de subventions et de sponsors puis dans le contrôle des dépenses engagées, l’organisation des tournées ; dansle travail de mise en scène, savoir faire moduler les voix ; accompagner toutes ces activités par une réflexion sur le rôle sociologique et anthropologique du théâtre, sur la pratique du théâtre amateur, sur les liens retors et parfois occultes qui enlacent politique et culture…
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Dansces pratiques et dans les réflexions qui les accompagnent, le rôle de l’écoute est en effet fondamental, comme si tout cela constituait des travaux pratiques d’acroamatique appliquée.
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (8) : COLLOQUES, JOURNÉES D’ÉTUDES
ET PUBLICATION D’ACTES
Il faut dire que des invitations à participer à des colloques ont contribué à faire prendreconscience qu’une thèse était nécessaire pour ne pas demeurer éternellement, pieds et poings liés, dans le système de l’enseignement secondaire. La première communication prononcée dans le cadre d’un colloque universitaire, je la dois à mon ancien professeur de Lettres Classiques de Seconde et Première, Georges Soubeille, qui était depuis devenu Maître-Assistant en Latin à l’Université de Toulouse-Le Mirail, spécialiste d’auteurs néo-latins, tout particulièrement de Salmon Macrin, sur lequel il avait rédigé une thèse.
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Il voulait à tout prix que je le remplace dans un grand colloque, réalisé à Athènes et à Delphes, qui portait sur « Ronsard et la Grèce » (1985). Comme j’avais proposé un sujet de nature comparatiste qui plaçait Ronsard au centre de son dispositif, avec Sappho et Élytis aux deux extrêmes (j’étaisle seul à parler d’une résonance ronsardienne dans une œuvre contemporaine), l’organisatrice, Kyriaki Christodoulou, de l’Université d’Athènes, m’avait fait intervenir le dernier, après quatre jours de colloque : j’avais donc asséné devant une audience épuisée les considérations maladroites, car encore marquées par les tribulations phénoménologiques que l’on sait, d’un exposé intitulé pompeusement « Sappho, Ronsard, Élytis : esquisses pour une phénoménologie de la poésie érotique »/99/
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. Les remarques bienveillantes d’Arnaud Tripet sur ma bonne prise en compte des débats médiévaux entre « réalistes » et « nominalistes », d’Hélène Moreau sur l’attention que j’avais portée aux effets des récurrences sonores, et des participants grecs floués par ma lecture des vers originaux d’Élytis, s’étaient unies aux critiques acerbes et justifiées de Jean-Louis Vieillard-Baron sur les contradictions inhérentes à toute démarche d’obédience phénoménologique, le tout constituant, éloges comme réserves, un mélange détonnant qui m’avait fait comprendre qu’on ne m’y reprendrait plus : va pour la participation à des colloques (car on pouvait y mettre à l’épreuve ses dispositions et dispositifs propres), mais plus jamais d’intervention cherchant à présenter des gages de recevabilité et, pour se faire, déclinant çà et là quelques concepts obligés frappés au coin de l’esprit de lourdeur.
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C’est ainsi qu’en mai 1986, dans le cadre d’un colloque organisé par André Siganos à l’Institut franco-portugais de Lisbonne, j’abordais directement cette fois-ci des questions de nature acroamatique (même si le concept m’était encore inconnu à cette époque). Le colloque, comparatiste, était consacré aux « poètes de l’exil », en l’occurrence Camões, Pessoa, Segalen et Saint-John Perse. Des personnalités comme Teresa Rita Lopes, Maria Alzira Seixo, Álvaro Manuel Machado, Daniel-Henri Pageaux, Jean Bessière, Pierre Brunel et Pierre Oster y participaient. Je ne sais si j’avais vraiment évité comme je le souhaitais les travers cuisants dont j’ai parlé, mais des concepts issus de mes fréquentations métaphysiques rayonnaient en bonne et due place dès le titre : « Chemins de l’infini, chemins de nulle part : l’être et l’entendre chez les poètes de l’exil ».
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Certes « l’infini » était une résonance de Jankélévitch, mais « nulle part », ainsi que le binôme « être » et « entendre », me renvoyaient encore à une phénoménologie bien connue. Centrée sur Pessoa, Segalen et Saint-John Perse, ma communication balbutiait une expérience auditive qui se mettait à l’épreuve de ces trois poètes, sans que les tenants et aboutissants d’une véritable acroamatique, fondée sur les axiomes de la logique de la vibration, soient nettement perceptibles. Quelques expressions binaires peuvent en témoigner : le pessimisme creuse « l’infini de désillusions », et déprécie « les chemins ontologiques de l’entendre en décevants chemins de nulle part » ; « en même temps qu’ils ouvrent la blessure de l’exil, ce cri, cette dissonance sont encore signaux de l’existence, vibrations de l’être qui ne bascule pas encore dans la mort, dans le néant, dansl’absence absolue » ; « les poètes de l’exil sont bien des êtres profondément avides de sons, au point que, dans leur quête nostalgique, être c’est d’abord entendre » ; « expérience de mise-en-abyme à l’infini où chacun atteindra à des notions particulières, plus proches selon les cas de l’Être ou du Devenir, de la Durée ou du Passage »…
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Juste avant de conclure, je citais les dernières lignes de La voix et le phénomène, mais pour dire que ce n’était pas le lieu pour les commenter, puisque les problèmes qu’elles posaient annonçait sans doute des travaux à venir, ce livre devant nous retenir longtemps…
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Les Actes de ce colloque n’ont jamais été publiés, ce qui fait que ce témoignage de la lente et difficile venue de l’acroamatique reste secret. Il fallait bien en faire mention ici. J’en recopie d’ailleurs l’introduction et la conclusion (avec quelques commentaires insérés en notes), comme pièces à verser au dossier du long apprentissage de l’acroamatique.
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Introduction :
« Le premier des voyages d’exil – après la naissance, certes, “ l’exil n’est pointd’hier ” – est sans doute celui où l’on quitte sa famille, et tout particulièrement sa mère, pour la première fois. Or, il arrive qu’en ces circonstances l’on éprouve son être-au-monde de manière décisive par l’entremise de sens plus secrets, plus subtils que le regard étonné que l’on porte alors sur le réel. Plus profondément que voir, c’est entendre qui nous investit ou nous consume, car nos yeux dominateurs et porteurs de clarté n’ont pas encore appris à se rendre maîtres du spectacle du monde, et possibles vainqueurs de l’exil./100/
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Michel Tournier, dans Le Vent paraclet, nous raconte sa propre expérience, et elle est exemplaire : à six ans, il est éloigné pour la première fois du “ giron maternel ” car il doit séjourner en Suisse, pour raisons de santé, dans un “ home pour enfants à la fois souffreteux et dorés sur tranche. ” Or le voilà bouleversé, dans un émoi inaugural de l’ouïe : “ un torrent grondait au pied de la maison et donna à ma première soirée un caractère quasiment métaphysique, car je m’étonnai de ce bruit […] ; je venais de toucher du doigt ce que doit être la condition ordinaire de certains mystiques qui seuls parmi les autres hommes entendent des voix angéliques ou perçoivent la présence de quelque chose, de Quelqu’un… ”/101/
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Que ce premier exil soit, à travers la perception préoccupante de la voix des phénomènes, la première prescience de l’infini paraît tout à fait importante : dans l’exil qui éloigne, et sans doute emblématiquement qui éloigne de la mère et de sa voix murmurant les berceuses, il n’est pas dépourvu de sens que la “ présence lointaine ” – pour reprendre une expression de Vladimir Jankélévitch – soit d’abord entendue. Il restera au poète de l’exil de répéter et d’approfondir cette expérience d’ouverture, permettant ainsi, peut-être, que son voyage d’exil soit initiation.
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Nous voudrions ici esquisser ce que pourrait être la phénoménologie/102/ de ces voyages rituels que l’oreille entreprend ou entraîne, et ce, à partir des œuvres de trois poètes, chacun à sa manière poète de l’exil, que le hasard objectif au travail dans l’élaboration de ce colloque a bien voulu réunir : Victor Segalen, Fernando Pessoa et Saint-John Perse. Des raisons et des désirs qui viennent animer cette aventure, sans doute certaines leur sont-elles communes et d’autres plus personnelles, tout comme ils doivent s’initier, pour l’essentiel, aux mêmes découvertes,/103 /même si leurs tendances sont plus ou moins fortes au pessimisme qui parfois peut surgir, creusant l’infini de désillusions, et dépréciant les chemins ontologiques de l’entendre en décevants chemins de nulle part. »
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Conclusion :
« Attentifs aux sons, car l’exil est dissonance, les poètes de l’exil sont de la sorte amenés à creuser l’espace et le temps dans la quête plus ou moins nostalgique qu’ils mènent d’un autrefois et d’un ailleurs, souvent identifiés comme emblématiquement à la figure maternelle. C’est ainsi qu’ils cheminent vers l’Autre, pressentant à travers les sons l’avènement, dans les lointains, d’une présence absente. Certains font de ces approches de l’infini une fête de l’être, d’autres ont plutôt tendance à y percevoir illusions et vanités : l’infini n’est que de l’indéfini, l’ailleurs c’est nulle part,/104/ ou c’est un labyrinthe vide où résonnent, inutiles, la voix des phénomènes et la voix des poètes.
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Nous ne pouvons que demeurer sur cette ultime indétermination./105/ Dans l’utopied’une sonorité continue et la monstruosité de son ouïe hypertrophiée le poète de l’exil atteint en effet la fine pointe de l’âme,/106/ et toute glose devient alors superflue ou déplacée. Álvaro de Campos, malgré le “ R-R-R éternel ” dont il loue, en une ode fameuse, la résonance, finirapar atteindre au néant, et Pessoa lui-même dira ne plus désirer “ qu’un bruit d’eau / Tout proche d’une mise au sommeil. ”
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Le héros de Dans un monde sonore, dont “ les oreilles s’épanouissaient plus qu’il n’est d’usage, vraiment, dans nos attitudes de primates éduqués[…] s’obstinait à promener ses yeux dans le vide ”, et Segalen, à la fin d’Équipée, confesse : “ … entre l’Imaginaire et le Réel, j’ai été moins retentissant à l’un d’entre eux, qu’attentif à leur opposition. – J’avais à me prononcer entre le marteau et la cloche. J’avoue, maintenant, avoir surtout recueilli le son. ” Or dans cet entre-deux/107/ qu’est le lieu indéfini de la quête d’exil, sans doute est-il vrai que l’être se donne/108 / comme en négatif et à la limite de l’ineffable, comme l’exprime bien, allégoriquement et apophatiquement, la stèle Éloge et pouvoir de l’absence.
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À ce titre, et pour finir en m’effaçant dans les résonances de la voix du poète qui, comme le souligne admirablement Cioran,/109/ a “ hanté l’être ” pour échapper à “ l’effroi de la carence ”, ce qui, peut-être, défierait le néant et ferait vibrer l’être (un peu comme un ômm continu ne cesse dans l’hindouisme de créer le monde), ce qui constituerait ainsi l’intentionnalité profonde de l’initiation visée par les poètes de l’exil, ce serait peut-être, si j’en crois Saint-John Perse en son dernier poème, “ la consonance de base ” du “ cri lointain de [la] naissance.” »
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Deux ans plus tard l’Institut franco-portugais de Lisbonne me demanda d’organiser un colloque sur La fiction en France et au Portugal depuis les années 60./110/ Ce fut la première expérience en ce domaine et j’avoue que d’écouter tant de discours hétérogènes puis d’en faire la relation sous forme d’une « synthèse disjonctive » à la fin du colloque me parut un exercice généreux et gratifiant./111/ Cette stimulation, ainsi que le goût pour faire se rencontrer, ou à défaut se croiser, des personnalités venues d’horizons divers, « ad majorem gloriam spiritus… », aura par la suite joué un rôle d’aiguillon intime, qui aura permis de surmonter les nombreuses difficultés que l’organisation de colloques ou de journées d’études ne manque jamais de faire surgir.
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Je mentionne ici en annexe (sous le titre « Colloques et journées d’études ») les différentes manifestations qu’il m’a été donné de mettre en place. Cette expérience a logiquement débouché sur la publication d’actes de colloque : tout d’abord le volume des journées consacrées à rendre hommage à Iván Fónagy, publié à Budapest par la Revue d’études françaises (1998) ;/112 / ensuite, parus en novembre 2003, les actes du colloque « Métissage des arts »./113/
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Une fois prise la décision de faire une thèse, il a fallu dans un premier temps attendre que les travaux en cours, de traduction, de théâtre ou d’interventions dans des colloques, permettent de dégager le temps et la disponibilité nécessaires pour se lancer dans une aventure de longue haleine. En ce qui concerne les publications qui ont précédé la soutenance de la thèse de DNR (1997), on voudrait en présenter ici la liste raisonnée, parce que d’une part elles rendent compte du parcours intellectuel présenté jusqu’ici, parce que d’autre part le présent dossier en est comme le prolongement selon un régime plus soutenu, comme si les dispositions et les dispositifs acroamatiques avaient, à travers les travaux qu’on va mentionner à présent, connu une lente, mais décisive, maturation.
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Articles de nature comparatiste : « Sappho, Ronsard, Élytis: esquisses pour unephénoménologie de la poésie érotique »,114 « Lisbonne, songe d’empire et empire dessonges »./115/
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Articles à dimension anthropologique, exercices anthropoétiques (ou géopoétiques) àpropos de Lisbonne (c’est dans la lignée de ces textes qu’on concevra plus tard « Budapest, rhapsodie ») : « Les vertiges d’Ulysse »,« Au Palais Frontière »./116 /
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Articles et préfaces consacrés à Fernando Pessoa (tous ont une teneur acroamatique, àun moindre degré toutefois pour les trois premiers cités) : « Entre les rives du chagrin et les îles fortunées »,/117/ « Hétéronymie et surface: le “ruban de Pessoa” »,/118/ « Le privilège du vertige »,/119/ « L’interlude infini, ou le paganisme impossible »,120 « Fernando Pessoa ou la logique de la vibration »,/121/ « Os címbalos de Pessoa »,/122/ « Autre part »./123 /
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Articles présentant des études acroamatiques (le deuxième essai cité étant le premier à se saisir du terme « acroamatique », dont Jürgen Trabant venait de me faire cadeau) : « Carta a Pedro Tamen a propósito de certos soluços »,/124/ « Une oreille de dauphin ou Orphée, le sphinx et l’androgyne – Variations acroamatiques autour de l’œuvre de Suzanne Allen »./125/
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Traductions du Portugais : Eugénio de Andrade (Matière solaire ; Le Poids de l’ombre ; Versants du Regard et Autres poèmes en prose126), Fernando Pessoa (Cancioneiro ; Poèmes ésotérique, suivi de Message ; Poèmes païens ; La Mort du Prince ;/127/ Faust, suivi de La Mort du Prince ;/128/ Ode maritime/129/), Pedro Tamen (Delphes, op. 12 & Autres poèmes./130/), António Ramos Rosa (À la table du vent/131/), divers poèmes de divers auteurs portugais (Pedro Tamen, António Osório, Helder Moura Pereira, Herberto Helder, António Franco Alexandre…) pour diverses revues, telles que : Action Poétique (France) et R.B.L. – Revue des Belles Lettres (Suisse).
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Traductions de l’Anglais : Fernando Pessoa (Le Violon enchanté./132/). Traductions du Hongrois : quelques poèmes d’auteurs hongrois (László Lator, György Raba et Krisztina Tóth), dans Le Pont des Arts, revue de l’Institut français en Hongrie, Budapest, livraison d’automne 1995./133/
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (9) : LA THÈSE
Il faut donc maintenant aborder le cheminement spécifique qui a conduit à faire l’expérience de la thèse de DNR. Un premier sujet, déposé en 1990, était clairement comparatiste, puisqu’il était ainsi libellé : « L’usage de l’oreille selon René Char et selon Edmond Jabès ». On aura reconnu là deux des auteurs obsessionnels des temps de formation, vers lesquels on revenait alors, en plein cœur du nomadisme « géopoétique », comme pour prendre, avec lestimulation intellectuelle.
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On avait en effet, depuis le début des activités d’enseignement, relégué en arrière-plan, pour des raisons diverses — sans doute en partie parce que les derniers recueils publiés par ces deux auteurs avaient immensément déçu, mais pas seulement — , les œuvres de l’un comme de l’autre. Y revenir de manière particulière, loin de l’esprit animant les essais qui leur étaient habituellement consacrés (les uns marqués du sceau épigonal, puisqu’ils reprenaient, au choix, les antiennes du structuralisme, de la grammatologie ou encore du heideggerianisme, les autres frappés de surdité pour avoir trop hypostasié ou fantasmé la poésie comme regard d’excellence et par excellence), cela paraissait une démarche de bon aloi, apte à dépassionner la relecture approfondie sur laquelle le travail à venir allait s’appuyer.
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Assez vite (1992), étant donné l’énormité d’un tel corpus, on procéda à une nouvelle inscription, sur un sujet « réduit » à Char (« L’usage de l’oreille selon René Char »). Le résultat final atteignit toutefois 1116 pages, belle ironie du sort pour quelqu’un qui avait auparavant considéré trop longtemps que l’ampleur d’une thèse d’État était décourageante… C’est pendant les travaux relatifs à cette thèse que s’opéra la rencontre, à travers celle de Jürgen Trabant, du concept d’acroamatique, ce qui gratifia indéniablement mes préoccupations auditives de l’outil opératoire majeur permettant pour la première fois de constituer un dispositif de pensée en bonne et due forme.
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À partir de l’œuvre de René Char – aussi souvent honnie qu’adulée, ce qui en brouille la lecture et la réception –, on avait voulu, tout en en faisant la défense et l’illustration, réhabiliter le rôle de l’oreille dans la constitution non seulement de la sensibilité, mais aussi de l’entendement et de sa capacité à construire divers étagements de sens. Le choix de cepoète généralement considéré comme hermétique relevait au bout du compte d’une stratégie multiple : démontrer qu’un tel poète n’est obscur que pour s’être immergé au cœur du fonctionnement des sens en général, et tout particulièrement de la sensibilité auditive, tant sur le plan de la perception en elle-même que sur ceux de la conduite de l’écoute, de l’élaboration d’une conception du monde et de « l’artisanat furieux »/134 /par lequel une langue poétique à la fois dense et déliée se façonne ; faire l’éloge, grâce à son exemple, d’un usage subtil et complexe de l’oreille, source de « frissons »/135/ répercutés à tous les étages du psychisme, comme autant de gages d’une « sérénité crispée »/136/ dispensatrice de joie et de force ; plus généralement rappeler l’importance trop souvent méconnue d’un organe crucial : l’oreille.
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Choisir, pour en faire la matière d’une audiocritique, un auteur où les références à la musique sont si rares, pouvait paraître relever de la gageure, ou du paradoxe. Mais il fallait éviter les poètes nettement musiciens, ou mélomanes, afin de mieux débusquer les phénomènes qu’un intense voisinage avec la musique transforment sans nul doute en complexes spécifiques.
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Le propos de la thèse était extensif à l’ensemble du champ auditif : le choix de cette œuvre, où l’oreille semblait ne s’exercer que sporadiquement/137/, permettait, du moins le pensait-on, de mieux sérier les questions.
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Dans un premier temps, il apparaissait nécessaire de se livrer à une radiographie du paysage sonore tel qu’il se trouve répertorié et décrit dans l’œuvre, depuis les sons extérieurs (nature, civilisation, voix humaine, etc.) jusqu’aux sons internes (bruits du corps, fantasmes et hallucinations sonores, etc.). Le rôle de l’oreille dans la constitution de la latéralisation, de l’équilibre et de l’orientation, devait sans doute être aussi analysé à la faveur de quelques passages significatifs. On pourrait tenter de la sorte d’établir quelles sont les bandes passantes de ce poète : tropismes auditifs ; attirances, répulsions et fascinations sonores… C’est ainsi qu’un tout premier champ d’étude avait trait à la perception auditive et à sa matière.
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L’oreille en effet nous permet d’ouïr, au sens neutre d’enregistrer, des sons d'origine et de nature diverses, tout autour de soi et à l’intérieur du corps. Nous sommes de la sorte doublement placés dans un paysage sonore, un environnement « externe » et « interne » – en terme charrien: des voisinages./138/ Ainsi, nécessairement, se construit dans les poèmes de Char un autre paysage sonore formé par l’ensemble des sons qui, issus du premier, y sont recueillis.
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Si l’on étudie minutieusement ce paysage sonore charrien, et la ou les notations dont chacun de ses éléments est pourvu, on se rend compte que la bande passante de Char présente un spectre très large, tant dans l’ordre des hauteurs de fréquence, que dans ceux de la dynamique, du timbre ou du rythme. On trouve là en effet des sons qui vont du grondement caverneux du corps propre et de la basse rumeur du sable sous le vent à la stridence des grillons, aux pépiements intenses et aux sifflements d’oreille, avec quelques fixations sur les tessitures médianes et aiguës. Les zones intermédiaires entre le très grave et le médium sont peu sollicitées.
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En revanche, de l’explosion et du cri jusqu’au murmure, son oreille enregistre toute une série de dynamiques intermédiaires, même si les deux extrêmes du pianissimo et du fortissimo sont les plus fréquentes, privilégiées dans la tension qui s’y crée entre nuance et violence. Les régions de plus faible dynamique, dispensatrices d’euphorie, sont les plus recherchées : voix basse des chuchotements, quelquefois prolongés en « cérémonie »/139/ ; bruissements divers (roseaux, ruisseaux, sang); musique lointaine.
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Quant à l’autre extrême, les saturations en décibels sont tour à tour mauvaises ou libératrices : la civilisation, avec ses avions, sirènes d’usine et autres détonations, est porteuse de nuisances; par contre, même si le train est un écrasement sonore des plus intenses, son rôle dans une scène d’enfance déterminante en fait un excès attirant. Ces différentes répartitions de la bande passante permettaient d’établir les rapports affectifs d’une telle oreille avec les divers éléments de son environnement sonore. De fait ses attirances vont pour le paysage sonore naturel en général, mais aussi pour la voix des femmes, les troubles et pulsations du corps propre. Ses fascinations, qui l’ont plus d’une fois laissé interdit, ont pour matière, entre autres, l’essaim, le rossignol, le martinet, l’orgasme...
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Ses rejets concernent essentiellement la jactance de la parole humaine et les bruits drainés par la civilisation moderne. Toutes ces constatations font peu à peu apparaître en filigrane une certaine figure : celle de Char saisi dans l’usage de son oreille. Il faut toutefois remarquer qu’au cours du temps les attirances, fascinations et répulsions se sont modifiées : la jeunesse et l’époque surréaliste valorisaient le « tumulte »/140/ ; la Résistance met Char à « l’école du tympan »/141/,qui lui fait privilégier de plus en plus les productions sonores humaines à voix basse ; jusqu’à l’attaque qui met à mal en 1968 son oreille interne, il va décliner différentes nuances de sons agréables, des contre-terreurs/142 /suscitées par la nature aux divers usages de la parole humaine ; après ce premier choc subi par l’oreille interne, peu à peu, la bande passante va connaître des trous dans son spectre : sur la fin, seules quelques résurgences sonores seront les derniers accents d’un univers de plus en plus sourd au fur et à mesure qu’il s’emplit, et ce, jusqu’à saturation, de bourdonnements et de vertiges.
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Une deuxième section devait permettre de dresser un inventaire raisonné des différentes écoutes pratiquées par René Char, telles que ses poèmes en rendent compte. On se proposait d’y étudier d’abord le mécanisme auditif en lui-même, puis dans ses relations plus ou moins fructueuses avec les autres sens, par couplages divers ou par combinaisons plus complexes au bout du compte que de pures synesthésies. À ce titre, le regard que Char porte sur la peinture ne pouvait que se révéler indissociable d’une très particulière écoute du visible, qu’il fallait s’attacher à mettre en relief. Enfin, ce sont les domaines seconds des écoutes psychologique, sociale, historique et même mystique, que l’on avait à décrire.
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Il s’agissait donc de comprendre comment Char écoute, c’est-à-dire comment il se sert de son oreille pour jouer de ses perceptions et émotions, et pour y introduire le discernement et la nuance dont il a été question plus haut. On se devait d’abord de cerner les différents gestes auditifs auxquels il recourt, qui s’échelonnent entre deux pôles : celui, rare mais essentiel, où il laisse l’oreille fonctionner seule, état d’ouïr – transe, extase, « fureur » ; et celui où il se concentre sur l’oreille en fonctionnement, en tentant d’en maîtriser quelques paramètres, acte d’ouïr – attention, tension, crispation. Mais il fallait aussi saisir au plus près le geste corporel global sans lequel rien ne serait possible : en effet, l’oreille est tour à tour branchée sur les autres organes sensoriels, souvent par couplages binaires, quelquefois par combinaisons plus complexes de trois à cinq sens.
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Ce geste corporel polyvalent conduisait à une analyse des « émois » (enterme plus typiquement charrien : des « frissons »), tels qu’ils viennent jouer dans tous ces mécanismes, ce qui obligeait à des études spécifiques consacrées aux relations tissées entre oreille et sexualité, comme entre oreille et peinture. Il va de soi que ces gestes informent toutes sortes d’usages seconds de l’écoute, appliquée à des domaines symboliques, abstraits ou théoriques, tels que les fantasmes, les faits de société ou l’éthique : Char est d’ailleurs assez virtuose de ces glissements, translations et autres transpositions – ce qui n’est pas pour rien dans la dimension hermétique de sa poésie.
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Cela nous conduisait à diagnostiquer les troubles de l’écoute dont Char a pu être affecté, que ce soit ou non lié aux perturbations de l’oreille interne dont il a déjà été question. Quelques effets de distorsion pouvaient constituer les symptômes d’une pathologie auditive spécifique : un certain mutisme, ancré dans toutes sortes de révoltes, nous incitait à penser que l’oreille charrienne se ferme parfois, souvent volontairement ; l’invasion et la contamination du sonore par le visible révélaient un usage blessé de l’oreille ; l’abondance de décibels était un viol douloureux laissant des traces indélébiles.
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C’est ainsi que folie et surdité paraissaient inextricablement associées : cette conscience de l’imminence de la folie dans les fonctionnements les plus subtils de l’oreille expliquait selon nous le fait que Char a beaucoup travaillé son langage selon des techniques voisines de celles qui sont à l’œuvre dans les énoncés de type oraculaire – autre cause importante de son « hermétisme ».
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Comme Lycophron, il est prompt à déceler le surgissement, même subliminaire, d’une folie. Quelle conception du monde un tel usage de l’oreille induit-il ? Quelle ontologie est-elle analysable selon l’audiocritique menée jusqu’ici ? Quelle écoute métaphysique existe-t-il chez Char et en quoi se rapproche-t-elle et diffère-t-elle de celle prônée par Heidegger ?/143/ Telles sont quelques-unes des questions que posait la troisième partie. On s’y livrait donc à l’analyse de l’usage proprement philosophique, voire métaphysique, que Char fait de l’oreille.
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Il se produisait en première instance toute une sémiologie de l’entendement, résultant des fonctions particulières de l’ouïe dans le processus de création poétique, sémiologie dont les catégories particulières permettaient de penser la partition en indices, signes et signifiances sans la rattacher à une logique de tiers-exclu.
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C’est pourquoi il y avait là comme une entreprise de gnoséologie auditive, une véritable acroamatique, pour laquelle des concepts opératoires spécifiques devaient être mis en place : parce qu’il ne s’agissait pas d’une gnoséologie de la vision, puisqu’on essayait d’y analyser comment le monde était entendu (comment il était compris certes, mais aussi et surtout comment ce qui en était ouï et comment la façon dont cela était ouï influaient sur cette compréhension), il fallait en effet recourir à des notions comme entendement du monde, écoute du monde, audition du monde ou audience du monde, en ce qu’elles paraissaient les seules capables de rendre compte de l’acroamatique charrienne.
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À partir de là, il fallait mener à bien l’exposé et la critique de l’ontologie indéfectiblement liée à une telle gnoséologie. Attachée à l’étude des nombreux sons métaphysiques présents dans cette poésie, tels que sons produits par l’espace et le temps, par les dieux, par l’être, cette analyse conduisait à définir les statuts respectifs accordés par Char à l’inouï, à l’indicible ainsi qu’à toutes les autres manifestations d’une sonorité transcendantale autant qu’originelle. C’est dans ces confins éthérés de la métaphysique que Char avait rencontré Heidegger, pour le meilleur et pour le pire.
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On pouvait déterminer en quoi ses pratiques de l’oreille en même temps favorisaient cette communion et fournissaient malgré tout un certain nombre d’incompatibilités souvent audibles dans tel ou tel coup de boutoir pulvérisant tel ou tel poème par ailleurs franchement heideggerianisant.
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La dernière étape, étude stylistique selon l’audiocritique, s’attachait à dégager d’après quels principes et par quelles pratiques Char fait parler son oreille complexe à travers la manipulation de la matière sonore et rythmique de sa langue. Non, décidément, il ne fallait pas oublier que Char était un poète et qu’il se revendiquait comme tel face à toutes les entreprises de récupération idéologique qui l’avait visé (et qu’il avait lui-même suscitées ou favorisées à certains moments de sa vie). C’est pourquoi l’accomplissement logique de notre démarche consistait à exposer quelle stylistique acroamatique pouvait reposer sur l’usage charrien de l’oreille tel que ce résumé a permis de l’exposer à grands traits.
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S’il est vrai que dès l’origine du langage, que ce soit d’un point de vue phylogénétique ou ontogénétique, l’oreille a un rôle important dans la formation de l’usage de la parole, il s’ensuit que tout ce qu’elle a accompli chez un individu interagit avec sa façon de conduire sa voix, de proférer ses paroles et même d’écrire – puisque cet acte ne saurait s’accomplir sans un recours spécifique, ténu mais réel, à l’ « oreille intérieure ».
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A fortiori chez un poète. Ouïr, écouter, entendre, tout cela est actif lorsqu’on écrit, si bien que la matière verbale que l’on travaille, manipule et compose, constitue comme un corps sonore tout vibrant de ce à quoi l’oreille s’est ouverte. Ce corps sonore est donc façonné par une instance complexe qui consiste, au fur et à mesure que le poème s’accomplit, à faire parler l’oreille.
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D’où la nécessité de dégager les rapports que le poétique entretient avec le musical, mais aussi avec l’audible en général, considéré sous l’angle du sonore et du non-verbal. Tout se passe comme si des caractéristiques du non-verbal et du musical (au sens le plus moderne) pervertissaient – par corrosion, percées, excès, etc. – la langue du poème charrien.
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Attaché à une œuvre si souvent sacralisée tout autant qu’abhorrée, on espérait par ce travail de thèse en avoir parlé dans la juste distance : celle où l’oreille mesure les beautés d’une voix en même temps que ses dissonances ou ses cacophonies. On avait découvert que, même si, en apparence, Char n’est pas un auditif marqué, l’usage qu’il fait de l’oreille n’en est pas pour autant marginal ou secondaire.
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Chaque notation qui s’attache à un élément du paysage sonore est la plupart du temps précise, subtile, finement ciselée, ce qui donne à penser qu’elle repose sur un ouïr pratiqué selon un régime remarquable. De plus, le matériau livré au poète par le geste auditif n’est pas un ornement décoratif sans importance, pas plus qu’un parasitage visant à brouiller la réception, une saillance sonore ajoutée après coup pour déséquilibrer le rapport signal/bruit, ou un produit brut qui ne vaudrait que par les réemplois que l’intellect du poète lui fait par la suite subir sur divers degrés du sens.
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Au contraire, bien loin de se limiter au regard – regard du corps et regard de l’esprit –, l’expérience poétique charrienne utilise l’oreille comme un contrepoint salutaire, et même plus d’une fois comme le déclic principal qui enclenche le poème, ou encore comme un des opérateurs les plus efficaces de l’artisanat furieux du poème, puisqu’aussi bien il y assure ce qu’on pourrait définir, dans la résonance de l’expression charrienne de « matière-émotion »,/144/ un effet-de-réel.
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C’est ainsi que s’affirme une poétique sensuelle où le bruissement de la langue suscite plaisir et joie. On rappellera donc ici ces propos de Char : « J’ai mon critique. Il est braconnier. Quand j’ai quelque chose, je le lui lis, et on me fait bien rire quand on dit que je suis hermétique, parce que lui il comprend tout de suite, instantanément, et il me dit : “ Ça, c’est vrai ”, ou bien : “ Il faudrait changer ce mot, et celui-là. ” Pour moi, un poème ce n’est pas beau, ou curieux, ou original, ou tout ce que vous voudrez. C'est un sommet de moi. Quelque chose de dur, comme ça... Il ne faut pas que ce soit apprécié, admiré, savouré ; il faut, quand vous le lisez, que ça descende en vous. »/145/
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Cette mise en scène de la réception de son œuvre, Char la place sous le signe du sens auditif : le lecteur idéal est un auditeur pétri de culture orale, l’oreille grande ouverte. Le poème est alors conçu comme une force pénétrante, à prendre ou à laisser. Il y a quelque chose d’un peu sadomasochiste dans ce rapport acroamatique avec le lecteur : nous ne sommes pas loin de la relation qui se nouait entre le maître dispensant un enseignement ésotérique et le disciple à la recherche d’initiation.
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On aura compris que la thèse avait voulu jouer le jeu d’une oreille favorablement disposée à tout ce qui s’élève acroamatiquement de cette poésie, afin de faire justice de son soi-disant hermétisme et d’en diffuser les enseignements, sans pour autant verser dans l’hagiographie. L’importance accordée à l’ouïr (plus du tiers du travail) révélait sans doute une certaine sensualité de l’oreille qui nous avait conduit à privilégier les paysages sonores : mais il est indéniable que ces derniers s’ajustent en fait à toutes les fonctions dévolues à l’oreille,ce qui place le psychisme entier dans ses véritables circuits, tout au long des courbes diverses d’une sorte de ruban de Mœbius corporel et mental.
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À partir de cette expérience, on pouvait certes établir comme un spectre acroamatique des poèmes de Char, et peut-être aussi de Char lui-même « en ses poèmes ». Mais il semblait et il semble toujours qu’une telle méthode est applicable en principe à toute œuvre poétique, ce qui pourrait suffire à en justifier la divulgation. En tout cas, ce qu’elle dit de ce poète nous avait permis d’esquisser un portrait assez différent de ceux qu’on trace de lui généralement.
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« Ce n’est pas un homme à tête de fable »/146/ qui y transparaissait : les délais, délices et délayages métaphysiques ne semblaient fournir pour lui nul dédale d’où s’échapper par « la voie d’Icare »/147/ ; il nous était désormais loisible de les ramener aux plis, replis et dépliements de l’activité manipulatoire qui fait tout l’artisanat furieux. Pour autant, il n’y a pas non plus de Char objectiviste, malgré son inscription obsessionnelle dans le grand référent bruissant.
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En effet, il est trop alchimiste pour cela : plongé dans le magma analogique qui fournit au poète, à travers et à côté de son ouïr, toute une matière symbolique apte à mêler percepts, affects et concepts dans le métal de la langue poétique, il n’y a pas pour lui d’objectivisme possible. Ce qui ne veut pas non plus dire que son seul souci serait le travail auto-référentiel de la langue.
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En revanche, il y a bel et bien – emmêlés à un ouïr, un écouter et un entendre dirigés vers les sons réels, les sons imaginaires et les sons dits métaphysiques – un ouïr, un écouter et un entendre tournés, non vers une langue hypostasiée ou essentialiste, mais vers un langage en train de se faire autour d’une opération consistant à faire parler l’oreille.
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La minutie d’ouïr, la complexité de certains gestes corporels et mentaux, l’acroamatique exacerbée de quelques textes ouvraient donc un espace de liberté nouveau à notre souci de l’oreille. C’est ainsi qu’allait se développant ce que Louis Jouvet appelait quelque part le « trop plein de vie affective » nécessaire à l’athlète des émotions que devait être l’acteur selon ses vœux. Que de telles expériences sont nécessaires à l’épanouissement de la personnalité comme à l’ouverture vers autrui, donc à l’office d’ « enseignant-chercheur », est-il besoin de le rappeler ?
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C’est pourquoi, même si on peut, à nous lire, éprouver le sentiment qui se manifeste devant la partialité de ce qui est partiel, nous devons souligner que nous avions toujours cherché à replacer l’oreille dans des comportements et des mécanismes avec lesquels elle ne peut pas ne pas être en interaction, parce que nous souhaitions redonner leur pleine valeur à ses capacités opératoires ainsi qu’à son indéniable fonctionnalité dans ses rapports avec d’autres domaines de l’activité sensorielle, mentale et esthétique. Il y a une certaine globalité de l’ouïe, trop souvent négligée, pour laquelle nous avions voulu rédiger une manière de plaidoyer, en ce qu’elle semblait à même de jouer un rôle harmonieux dans le développement de soi et l’exercice de la pensée.
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Notre travail entendait donc obtenir et communiquer un surcroît de sensibilité, d’expressivité et d’intellection, réalisé grâce à la constitution d’un véritable dispositif acroamatique. Reposant sur des concepts et des méthodes propres, mais largement inspirés par ceux de certaines disciplines comme par exemple l’acoustique,/148/ la psycho-acoustique/149/ ou la musique,/150/ ce travail avait cherché à produire un savoir enjoué apte à mieux faire sentir les volutes mentales et sensorielles dont un poète avait tissé sa vie, afin que soit mieux partagé un usage harmonieux et complexe de l’oreille, des sens et du langage.
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Se voulant le relais de cette expérience vers toujours plus d’ « Écoutants »/151/, ce travail aspirait à faire intercession entre des expériences encore trop muettes et leur expression élaborée, source d’énergie et de joie. Comme Char le constatait (« La conscience augmentait l’appareil frémissant de ta permanence »/152/), plus de réflexion n’est pas incompatible avec plus d’émois. Démontrer en quoi un travail sur l’alchimie auditive de la création poétique pouvait contribuer, même de loin, à l’engagement souvent évoqué ici, tant sur les plans intellectuel ou créatif que sur le plan professionnel, semble relever au bout du compte, et en toute apparence, de l’éloge paradoxal. Du moins en est-il ainsi dans les systèmes opposant contemplation et action, systèmes dont la capacité à rendre compte de phénomènes aussi complexes peut être légitimement mise en doute. Qui plus est, on ne peut pas ne pas être conscient de ce que la poésie, même dûment considérée avec tout ce qu’elle met en jeu et en enjeu, ne pèse pas bien lourd face au bruit et à la fureur du monde tel qu’il va.
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Et pourtant le poète prétend que là où « l’inextinguible sécheresse s’écoule », là où « l’homme est un étranger pour l’aurore », « cependant à la poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée, il y a des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s’affronter et des enfants sains et saufs qui découvrent. »/153/ C’est en quoi d’ailleurs ce même poète cherche à mieux savoir quel est ce « chiffre » qui se frappe « dans l’obscur du corps »/154/ ; en quoi il affirme que, l’histoire des hommes étant « la longue succession des synonymes d’un même vocable », « y contredire est un devoir »/155/ ; en quoi il entend, dans la voix de l’être aimé, une douceur qui l’invite à l’énergie et à la fertilité : « dans la luzerne de ta voix tournois d’oiseaux chassent soucis de sécheresse »/156/ ; en quoi il répète, puisque cet amour auquel il a fait « allégeance » erre « dans les rues de la ville » en cherchant « son pareil dans le vœu des regards », qu’il l’aime « et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas »./157 /Poète « du tympan », de la « pensée chantée »,/158/ des « existants s’entr’appelant »,/159 / de la « cérémonie murmurée »,/160/ de la beauté qui « naît du dialogue »/161/ mais aussi du « chant du refus »/162/ et de la « rébellion »,/163 /autrefois il avait, pour tout cela, poussé avec force et douceur « l’adolescent souffleté »/164/ vers son « bouleversé futur »./165/
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Sur ce maître de vie qui recommande sans cesse : « plissons les yeux, tendons l’oreille, assouplissons nos sens »,/166/ l’adulte fidèle (après quelques années d’éloignement) avait écrit un travail dans le respect de toutes ces leçons, travail qui désormais, en lui-même et dans ses prolongements, cherche à son tour et à sa manière à communier et transmettre, car ce sont là les seules actions, difficiles certes à évaluer, auxquelles il peut contribuer.
Dans l’immédiat, comme demain, comme plus tard, toute défense et illustration de cet appendice qu’est la sensibilité, trop souvent sous-employée (en accord avec l’efficacité froide de la société de la consommation et du spectacle) ou sur-employée (pour les mélodrames de la pitié et de la compassion), toute défense et illustration de la sensibilité, du moins telle qu’elle est intensifiée, et dans la même opération affinée, par l’expérience poétique, ne peut pas ne pas être une urgence, modeste sans doute mais irrépressible.
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L’occasion m’est fournie ici, en replaçant l’expression « société du spectacle » dans son origine, de dire toute la dette que je reconnais à l’égard des situationnistes : Guy Debord sans doute, principalement pour son film In girum imus nocte et consumimur igni (1978), associant images détournées et commentaires off, ce qui accusait encore le refus critique du spectacle affirmé dans ses livres mais qui semblait avant tout ciseler toute une configuration acousmatique tournoyante, augurant bien, à mon oreille exacerbée, d’un autre mode de pensée et d’existence ;/167/ Raoul Vaneigem surtout, dont le Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations fournissait un argumentaire en faveur de la vie, c’est-à-dire en faveur du corps,/168/ plaidoyer pour un bel et bon usage de soi et d’autrui que les livres ultérieurs n’ont jamais démenti, comme son Avertissement aux écoliers et lycéens, où l’on peut lire le leitmotiv d’une demande de « plus d’intelligence sensible, plus d’affection, plus de sérénité, plus de lucidité sur soi et sur les circonstances, plus de moyens d’agir sur sa propre existence, plus de créativité » /169/.
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Parmi des langues de bois toujours plus nombreuses, au cœur du tourbillon vertigineux de la complexité toujours plus complexe des choses, face aux montées des dogmatismes agressifs, belliqueux et mortifères, il y a urgence, dans une perspective qu’on pourrait dire « post-situationniste », d’un nécessaire usage harmonieux et intense de soi et d’autrui sous les auspices de l’usage harmonieux et intense de l’ouïe et de l’écoute, et par-delà, de toutes les facultés de la sensibilité et de l’esprit, tel qu’un poète peut nous en faire la démonstration, si l’on prête du moins l’oreille à son interprète.
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (10) : ÉLOGE DE L’OREILLE
L’oreille envisagée acroamatiquement apparaissait donc désormais comme le facteurcommun des diverses activités, des diverses formations, des diverses préoccupations intellectuelles, dont on a fait ici état. Il ne pouvait dès lors que s’ensuivre une prise de conscience de la nécessité de réhabiliter l’oreille dans les activités littéraires, philosophiques et intellectuelles en général, et dans le domaine de la Littérature Générale et Comparée en particulier, par exemple dans l’office de la traduction (car on ne traduit pas que du signifié, ni que du texte qui ne serait redevable que de la seule grammatologie), en musicologie (qu’écoute-t-on et qu’entend-on quand on écoute de la musique ?), en philosophie (sortir la philosophie de sa surdité, ne serait-ce qu’en méditant sous ce rapport Herder, Schopenhauer, Nietzsche, Jankélévitch…, ou encore en repensant la question du « discours intérieur », non seulement de Platon à Guillaume d’Ockham,/170/ mais aussi du Moyen Âge à nos jours, par exemple de Guillaume d’Ockham à Hans Georg Gadamer/171/ ou Daniel Charles172).
On participerait ainsi à un retour de la voix, non comme instance éliminant tout sur son passage, en ce qu’elle serait le vecteur nécessaire et suffisant de toute présence, mais comme dimension intrinsèque à l’écriture même (à cause du dispositif d’écoute « intérieure »). Il y aurait de la sorte possibilité de procéder modestement à une certaine déconstruction de la grammatologie, en remettant en cause le concept de phallogocentrisme par le développement d’une logique de tiers-inclus, laquelle apparaît décidément indissociable de l’acroamatique.
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Dans ce cadre, a été décisive la découverte, à l’occasion du travail de thèse et à partir d’Apollinaire, du terme d’acousmate dont il a fallu constituer une généalogie différenciée. À partir de là s’est développée au sein du dispositif acroamatique une réflexion acousmatique qui a pris de plus en plus d’importance les dernières années dans mes travaux. C’est principalement en poétique (et en poétique comparée) que les enseignements de l’acroamatique semblent devoir dans une prochaine phase être appliqués, en dérivant des dispositifs mis à l’épreuve par ailleurs.
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Si l’oreille est fondamentale dans l’apprentissage du langage et de nos rapports au monde, elle est donc essentielle à la « création poétique » : interroger dès lors les œuvres acroamatiquement peut constituer une approche des ressorts dynamiques de chaque œuvre ; en faisant résonner au creuset de l’oreille « acousmatique », considérée à la fois dans sa dimension de fine écoute (des textes et de tout ce qui, par implication du corps et de la sensibilité, vibre dans les textes173) mais aussi d’instance nécessaire au bon fonctionnement de l’entendement s’il veut se mettre en intelligence intense avec les textes, donc en faisant résonner acousmatiquement des œuvres en langues diverses (et dans leur traduction), mais aussi des œuvres poétiques avec des œuvres musicales (et plastiques, voire philosophiques), on doit pouvoir proposer une autre méthodologie de la pratique de la Littérature Générale et Comparée (à usage du Supérieur, du Secondaire et, rêvons un peu, du Primaire), à la fois pour l’enseigner et pour y développer une recherche originale.
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BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE (11) : L’ÉDITION PLÉIADE
DES ŒUVRES POÉTIQUES DE PESSOA
Avant d’aborder la présentation directe des travaux constituant le présent dossier, il reste encore à exposer la part prise dans ces perspectives par l’expérience de l’édition des Œuvres poétiques de Fernando Pessoa dans la collection Pléiade. Quelques points sont à retenir d’ores et déjà, même s’il ne s’agit pas, bien entendu, de faire l’historique de cette édition.
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Eu égard à l’état des éditions portugaises, il faut tout d’abord rappeler la nécessité de procéder à l’établissement des textes, en particulier des textes posthumes, qui représentent les trois-quarts des poèmes figurant dans le volume, ce qui a occasionné de nombreuses heures de travail à la Bibliothèque Nationale de Lisbonne. Cette activité de déchiffrage a d’ailleurs été utile pour un travail ponctuel que j’ai assumé pendant mon séjour hongrois : participer (avec Ambrus Miskolczy et Imre Szabics) à l’établissement du texte de Jules Michelet, Leçons au Collège de France 1847,174 à partir des notes prises par un auditeur roumain.
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Ce qui est pertinent ici, c’est le fait que dans une activité qui pourrait paraître purement grammatologique, une telle expérience, tant dans le cas de Pessoa que dans celui de Michelet, s’est établie sur une sorte de confrontation acroamatique, comme si acousmatiquement chaque texte déchiffré donnait à entendre peu à peu une voix : celle de « Monsieur Symbole » proférant ses fresques animées de la Révolution française, celle de Campos dans ses rythmes échevelés, celle de Pessoa dans le Cancioneiro avec son ton d’élégie dissonante, et ainsi de suite selon les différentes instances de l’hétéronymie.
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Les leçons retenues pour établir certaines occurrences du texte (notamment pour les mots à la rime) doivent beaucoup à l’intervention de l’oreille acousmatique (au double sens d’une écoute des phonèmes et d’une écoute d’un sens en mouvement : double écoute étroitement entrelacée). D’autre part, en ce qui concerne Pessoa, cet auteur étant plusieurs voix, traduire seul ou en collaboration l’ensemble du volume, pour des traductions nouvelles ou pour des « révisions » de traductions déjà existantes,175 a permis de se situer au cœur du dispositif hétéronymique dans sa dimension acousmatique de travail sur les « voix intérieures ».
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Enfin, la rédaction d’un appareil critique de plus de 400 pages, comptant des notices portant sur chacun des hétéronymes et sur chaque ensemble à l’intérieur d’une production hétéronymique – outre que cet appareil devait remplir les fonctions attendues (informations de diverses natures relatives aux corpus, indications de variantes, suggestions de rapprochements…) – a servi à instituer tout un dispositif chargé (par gloses, références et renvois) de faire retentir pour le lecteur l’expérience acroamatique de l’hétéronymie. .
Un extrait de la « Note sur l’édition », consacré à la traduction, ainsi que des exemples de traductions figurant dans l’édition Pléiade et rapportées à l’original et, le cas échéant, aux traductions françaises antérieures, permettent à ce dossier de prendre en compte, dans le cadre strict des dispositions et dispositifs acroamatiques qui en forment la cohérence, un travail d’une dizaine d’années, qui s’est souvent trouvé en interférence avec d’autres activités, en particulier avec la rédaction de la thèse, et qui a été, bien évidemment, d’une importance capitale pour moi, tant sur le plan des pratiques de l’édition, de la traduction et du commentaire, que sur celui des réflexions théoriques en général, acroamatiques en particulier.
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Nous sommes donc désormais en mesure de procéder à la présentation des travaux rassemblés pour le présent dossier.
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1
Dans Pourparlers, Minuit, 1990, p. 192.
2
Les documents présentés fournissent quelques variations sur les acceptions possibles de ce terme en tant que substantif ou adjectif. Ce pour quoi on en restera ici à cette formulation générale, qui bien entendu sera mise à l’épreuve dans le présent travail.
3
Cf Le cri primal, Thérapie primale : Traitement pour la guérison de la névrose, Flammarion, 1975.
4
« …Amour, amour, qui tiens si haut le cri de ma naissance » , « Je tiens pour consonance de base ce cri lointain de ma naissance. », dans Œuvres poétiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1982, p.327 et p. 1396.
5
Mis à part les inévitables baragouins récurrents qu’on feignait par jeu de considérer comme des langues au fur et à mesure qu’on les jetait à qui voulait bien les entendre, il n’y a pas eu d’expériences durables et intenses de cryptophasie, au contraire de ce qu’a vécu le poète toulousain d’origine espagnole Serge Pey : « J’étais heureux de murmurer et de comprendre la langue des chiens. / La langue de ma grand-mère était une langue secrète qui montait aux arbres pour parler aux écureuils et aux oiseaux puis qui redescendait dans la plaine, avec les chiens, et courait derrière les chevaux qui suivaient la vallée jusqu’au plateau des maudits. » (La langue des Chiens, Paris-Méditerranée, 2001, p. 14).
6
Deux exceptions toutefois ont aidé à ne pas se décourager (lorsque le professeur de Latin de Première, M. Soubeille, accepta avec bienveillance la tentative d’une traduction en vers libres de la Première Bucolique, et lorsque le professeur d’Anglais de Terminale, M. Dusastre, dota d’une bonne note et d’un commentaire enthousiaste la traduction en vers réguliers et rimés de deux poèmes de Yeats : The sorrow of love, When you are old, qui lui étaient proposées pour un « travail libre »).
7
La lecture de quelques textes de ce penseur de la tradition juive (L’Exilnotamment de la parole (Du silence biblique au silence d’Auschwitz), Seuil, 1970) a eu lieu ultérieurement, dans le cadre d’une réflexion générale occasionnée par la pratique d’Edmond Jabès et la lecture de Jacques Derrida, comme on le verra plus loin.
8
Par exemple : dans Hamlet deux pays entrent en jeu, le Danemark (Denmark) et la Norvège (Norway), ce qui permettait de formuler l’axiome suivant : « There is no Eden mark nor way » (Il n’y a pas de signe délimitant le Paradis ni de chemin pour y conduire), qui devenait la clef destinée à ouvrir toutes les serrures de la pièce ; ou encore : les quatre frères Karamazov en chevaux de l’Apocalypse…
9
Voir Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas L’Éclat, 1991.
10
Louis Jugnet avait publié en 1950 aux éditions du Cèdre un livreRudolf ( Allers ou l’anti-Freud), dans lequel il défendait la théorie de ce jeune contemporain viennois de Freud, selon laquelle seule la conception catholique du monde pouvait expliquer et résoudre les affections psychiques. Il en parlait souvent en classe, et l’on se rendait compte une fois encore que le corps faisait les frais de ces querelles entre méta-psychologues.
11
Le Cercle du Livre, 1955.
12
Dans Logique du sens, Minuit, 1969, pp. 245-248. Dans cette note Deleuze écrit : « L’intérêt profond du livre de Joë Bousquet Les Capitales était déjà de poser le problème du langage en fonction de l’univocité de l’être, à partir d’une méditation sur Duns Scot. » (p. 248, note 3).
13
Ibid., p. 247.
14
Ibid.
15
Ibid., p. 245. Voir aussi, dans les dernières lignes de Différence et répétition : « Aux distributions sédentaires de l’analogie, s’opposent les distributions nomades ou lesanarchies couronnées dans l’univoque. » (Différence et répétition, PUF, 1972, p. 389).
16
Op. cit., p.104.Ces termes étaient « Vérité », « Justice », « Être » : « aussitôt qu’on avait articulé ces gros mots on ne savait plus de quoi on parlait. […] Nous neles pensons pas, nous croyons les penser ».
17
Ibid., p. 105.
18
De même pour des expressions comme « espace acousmatique » ou « scène acousmatique », qui supposent une foi implicite en la réalité d’un monde intérieur. C’est pourquoi, au titre des dispositions et dispositifs, devrait-on plutôt parler de « tessiture acousmatique » ou de « registre acousmatique ».
19
Dans « Gilles Deleuze et l’amitié »,, dans Tombeau de Gilles Deleuze, Yannick Beaubatie éd., Mille sources, 2000, p. 43.
20
Différence et répétition, op. cit., p. 373.
21
Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, L’anti-Œdipe, Minuit, 1972, pp. 89-100.
22
Logique du sens, op. cit., p. 168.
23
Voir en particulier L’entrelacs « — le chiasme », dans Le visible et l’invisible de Merleau-Ponty (Gallimard, 1964, pp. 172-204), pages lues et relues dans les années 70.
24
Se référer, entre autres, à l’étude sur René Char entre les musiciens et les peintres.
25
Et à travers «l’usage des plaisirs », si l’on me permet de recourir pudiquement en passant à l’expression de Michel Foucault.
26
Sur ce terme important on reviendra en son temps.
27
Dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1983., p. 359.
28
Ibid., p.136.
29
Ibid., p. 330.
30
Ne néglige pas l’écho ; car c’est d’échos que tu vis. (Dans Le livre des Questions, Gallimard, 1963, p.40).
31
Mes livres sont faits pour être lus puis pour être dits ; c’est pourquoi je les appelle des récits. (Ibid., p.66).
32
Dans « Edmond Jabès et la question du livre », dans L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p.104.
33
Dans Le Livre de Yukel, Gallimard, 1964, p.40.
34
Dans « Edmond Jabès et la question du livre », dans L’écriture et la différence, op. cit., p. 99.
35
Dans Le Livre de Yukel, op. cit., p.40.
36
Ibid., p.62.
37
Dans « Edmond Jabès et la question du livre », dans L’écriture et la différence, op. cit., p.100.
38
Ibid., p.113.
39
Dans Le Livre des Questions, op. cit., p.14.
40
Ibid., p.43.
41
Dans Le retour au livre, Gallimard, 1965, p.70.
42
Dans « Edmond Jabès et la question du livre », dans L’écriture et la différence, op. cit., p.100.
43
Ibid.
44
Voir, entre autres, cette formule jabésienne, dont on ne percevait certainement pas, à l’époque, la violence binaire ni la grandiloquence, puisqu’on y entendait surtout l’éloge des noces de la voix et de la lettre : « Nous avons étudié l’obscurité et le jour à travers leur même voix et avons conclu à l’unité des contraires. » (Dans Le Livre de Yukel, op. cit., p. 56).
45
Ibid., p. 110. Derrida insérait d’ailleurs ce couple binaire censé faire hésiter, non seulement Jabès mais aussi Levinas, dans une série où s’entendait d’emblée le choix déterminant en faveur dugrammatique : « entre le socratisme et l’hébraïsme, la misère et la hauteur de la lettre. » On ne comprenait pas très bien pourquoi on était implicitement sommé de choisir.
46
Dans « Edmond Jabès et la question du livre », dans L’écriture et la différence, op. cit., p.106.
47
(Ibid., p.99).
48
Citons, entre autres, André Neher (déjà mentionné), Martin Buber, Emmanuel Levinas, Theodor Adorno,
Walter Benjamin, Karl Jaspers, Hannah Arendt (dont il va être question)…
49
Dans La crise de la culture, Gallimard, 1972, p.11.
50
Ibid., pp.18–19.
51
Ibid., p. 19.
52
Ibid., p. 26.
53
L’expression est un écho de la formule d’Olivier Messiaen confessant que se trouve en lui une pmmense « inquiétude rythmique ».
54
Ibid.
55
Sous la direction de François Michel, Fasquelle, 1959, Tome II, pp. 640 à 654.
56
Ibid., p. 652.
57
Le chant des morts, Seuil, 1966 ; Célébration hassidique, Seuil, 1972 ; Célébration biblique, Seuil, 1975…
58
René Char, dans « L’adolescent souffleté », Œuvres complètes, op. cit., p. 314.
59
Dans « Edmond Jabès et la question du livre », dans L’écriture et la différence, op. cit., p.105.
60
Il reste à discuter le « nécessairement infini » dont on peut souligner d’ores et déjà le caractère assertorique et grandiloquent.
61
Dans Le Livre de Yukel, op. cit., p. 135.
62
Ibid., p. 86.
63
Parmi les exceptions un exposé qu’il avait produit avec un camarade sur la querelle de lpoésiea « pure » et un autre exposé en solitaire sur l’œuvre de Jules Supervielle, exposés reçus avec enthousiasme par le professeur, Albert Sablayrolles. Autre exception, durable celle-là : les cours de Grec que le professeur, Michel Vintrou, savait animer au point de faire vraiment vibrer les textes, tout particulièrement ceux d’Homère, d’Hésiode, de Sophocle, de Platon et des Tragiques.
64
Gallimard, 1972, p. 88 pour le poème dont on cite des extraits.
65
Ce don de la voix qu’à son insu Henri Meschonnic avait opéré, lui qui disait dans ce mêmep.15) livre : « je ( passerai ma vie à ressembler à ma voix », j’ai heureusement pu lui dire toute la reconnaissance que j’en ressentais, lorsque Jürgen Trabant nous a fait nous rencontrer (Budapest, printemps 1995). Un court texte relatant l’épisode a été lu en juillet 2003 à Cerisy dans le cadre d’un colloque consacré à celui qui était entre-temps devenu un ami. Je ne pouvais être présent à ces rencontres, officiant pendant ce temps au jury d’oral de l’Agrégation externe de Lettres Modernes.
66
Dans Pour la poétique I, Gallimard, 1970, p. 97.
67
Premiers mots du chapitre sur « l’espace poétique », ibid., p. 65.
68
Dans Pour la poétique II, Gallimard, 1973, pp. 369-405.
69
Sous-titre de Pour la poétique III, Gallimard, 1973.
70
« La poésie d’André Spire », ibid., pp. 147-177.
71
Voir par exemple, dans Logique du sens, Minuit, 1969, pp. 137-146.
72
Ibid., pp. 267-268, 340-342.
73
Ibid., p. 333 sqq. Tout particulièrement l’indication qu’ « Éros est sonore », p. 335.
74
Abrégé de grammaire hébraïque, traduction avec une introduction et des notes par J. et J. Askenazy, Paris, Vrin, 1968, et Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954.
75
PUF, 1965.
76
« La Parole de Dieu est si naturelle qu’on peut dire qu’elle est inscrite dans le cœur et dans l’esprit de tousles hommes. Nous entendons tous ses accents en nous. » (Ibid., p. 97.) On tombait d’accord sur le retentissement d’accents de voix dans le for intérieur, mais on se refusait à les rapporter à une quelconque instance unique, qui se ferait savoir ainsi sans perte ni délai.
77
Mihai Eminescu, Scrieri alese, Brasov, Editura Arania, s.d., p.33) ; (Version française par Annie Bentoiu, dans Mihai Eminescu, Trente poèmes, Vevey, Éditions de l’Aire, 1994, p.21 : « Ce sera comme un beau rêve / À mi-voix feront leur chant / Les ruisseaux trop solitaires, / Le calme souffle du vent : // Assoupis, dans l’harmonie »…)
78
Né en 1956 à Saint-Denis-de-la-Réunion, il publiait alors, livres écrits en créole et en français,Fazel (1978) et Arracher (1980). (« asoir na bal la pousièr si Larénion / koudvan i rod an misouk / sétakèl soka va dans tanngo /sétakèl piédboi va kraz maloya » ; « ce soir bal poussière sur La Réunion / le cyclone se demande l’air de rien / quel aloès dansera le tango / quel arbre guinchera le maloya ». (dans Romans pou la tèr ek la mèr, Éditions Grand Océan, Saint-Denis de la Réunion, 1995, p.142) Rappelons que le «bal la pousièr » est un bal de village et que le maloya est une danse rythmée sur des percussions uniquement, venue de la culture des esclaves.)
79
Le premier à Paris, chez Bellenand, les trois autres à Paris, chez l’auteur.
80
À Paris, chez l’auteur.
81
Saint-Denis de la Réunion, REI, 1973.
82
Op.cit., p.5. Peu perclus de vieillesse, ses alexandrins-là, plutôt roboratifs et pleins de jouvence, où l’archaïque malévole côtoie le néologiquefloriner (« faire des florins », allusion à la présence hollandaise dans l’Océan indien mais aussi au moteur de la colonisation : l’argent)…, les termes locaux patemar (sorte de barque),dodo (dronte), les noms de rahariane (femme mythique)morgabine et (nom arabe de l’île avant l’arrivée des Européens) et de la terre d’ophir (sans doute l’Afrique orientale selon le Livre premier des Rois, dans la Bible).
83
Ce mot-valise est aussi le titre d’une revue publiée par l’Université UCLA de Los Angeles, où sont recueillis des travaux de nature « anthropoétique », c’est-à-dire mêlant pour les féconder l’une par l’autre l’anthropologie et la poétique. Le numéro IX, 1 (printemps-été 2003) commence par un article de Jean-Loup Amselle, anthropologue des métissages culturels. Celui du printemps-été 1998 (III, 1) accueille, comme d’autres numéros, des comparatistes : en l’occurrence Douglas Collins, professeur de Littérature Française et Comparée à l’Université de Washington, et Tom Bertonneau, spécialiste de la poésie épique moderne et auteur d’une thèse PHD remarquée intitulée « William Carlos Williams' Paterson and Stéphane Mallarmé's "Un coup de dés..."(1990).
84
VoirL’Esprit nomade, Grasset, 1987, ou Le Plateau de l’Albatros – Introduction à la géopoétique, Grasset, 1994. Parmi les citations mises en exergue dans le premier de ces livres, celle-ci, de Gilles Deleuze : « Il y a une espèce de nomadisme, de déplacement perpétuel des intensités désignées par des noms propres, et qui pénètrent les unes dans les autres en même temps qu’elles sont vécues sur un corps plein. » Voilà qui pouvait fournir devise à la période (dix-sept ans) d’enseignement à l’étranger.
85
Eugénio de Andrade, Fernando Pessoa, António Osório, Pedro Tamen, Les deux etc. premiers traduits dès le début du séjour au Portugal comme professeur au Lycée Français de Lisbonne (1982-1988). Les deux suivantsun peu plus tard.
86
Hölderlin, Rilke, Trakl, Benn, pratiqués lors du séjour à Vienne comme professeur au Lycée (1988- Français1994).
87
Attila József, Sándor Weöres, Janos Pilinszky, Miklós Szentkuthy, György Petri, György Raba, László Lator... Certains de ces auteurs furent travaillés dès la première année (1994-1995), passée comme « fellow » de l’Institute for Advanced Studies « Collegium Budapest ». D’autres dans le cadre d’un séminaire de traduction poétique dans le sens Hongrois-Français que j’ai assuré ensuite dans mon service de lecteur à l’Université ELTE de Budapest (1995-1999).
88
Seuil, 1972. L’article en question : pp. 413-431.
89
S a halál leszedte róla / szép rózsáidat. (Et la mort a cueilli de tes joues / les belles roses.) (Ibid., p.418) Extrait de Kis gyermek halálára (À la mort d’un petit garçon), de Mihály Vörösmarty (1800-1855).
90
Ces études doctoralesont été intitulées « Études acroamatiques ». Leur présentation, telle que je l’avais rédigée à l’intention de mes collègues et des étudiants, figure en annexe au présent dossier.
91
Matière solaire, Le Poids de l’ombre (en collaboration avec Michel Chandeigne et Maria Antónia Câmara Manuel) et Versants du regard, et autres poèmes en prose (en solitaire) aux éditions de la Différence (respectivement : 1988, 1988 et 1990).
92
Cancioneiro, Message (en collaboration avec Michel Chandeigne et Maria Antónia CâmaraManuel), La Mort du Prince (en solitaire),Le violon enchanté (en solitaire et traduit de l’Anglais), aux éditions Christian Bourgois (respectivement 1988, 1988, 1989 et 1992).
93
Divers extraitsDai-Nippon du (en collaboration avec Jean-François Viégas), pour le n° 8 de la revue Alea (1988).
94
Delphes, opus 12, et autres poèmes (reprise et révision de traductions collectives réalisées à Royaumont en présence du poète et ajout de traductions de mon cru), Les Cahiers de Royaumont, 1990.
95
Herberto Helder, Joaquim Manuel Magalhães, Helder Moura Pereira, Pedro Tamen, 1990.
96
Trois acteurs, un drame et Sire Halewyn de Michel de Ghelderode,Une pucelle pour un gorille de Fernando Arrabal, La dispute de Marivaux,Trois nôs modernes de Mishima dans la traductionMarguerite de Yourcenar, entre 1983 et 1988.
97
Jacques et son maître de Kundera (d’après Diderot), Caligula de Camus (dans une version originale mixant les cinq version connues de sa pièce), Le Minotaure et Les oiseaux de lune de Marcel Aymé,Le Cavalier seul de Jacques Audiberti, La Mandragore de Machiavel,Faust de Pessoa (dans un montage original), entre 1989 et 1994. À quoi il faut rajouter Meurtre de la princesse juive, d’Armando Llamas, pièce en plusieurs langues (dont le Français, principalement, et le Hongrois), montée et jouée à Budapest en 1997 dans le cadre des activités d’une éphémère troupe de théâtre universitaire francophone, leThéâtre des Paradoxes.
98
Par exemple l’Œuvre poétique de Jorge Luis Borges, « mise en vers français par Ibarra », Gallimard, 1970. Ou le premier des Trois poèmes secrets de Georges Séféris, traduit par Yves Bonnefoy (Mercure de France, 1970 : il s’agit d’une édition bilingue, et j’enrageais de voir comment le poète français fuyait le texte original pour imprimer à sa traduction les tournures et les rythmes d’un langage « bonnefoyen » controuvé, aux antipodes de l’âpreté sèche de Séféris. 99
Publié dansRonsard et la Grèce, Actes du colloque d’Athènes et de Delphes, 4-7 octobre 1985, Nizet, 1988, pp. 323-337
100
L’exil, thèmeobligé du colloque, entraînait une tension particulière, frappant la mélancolique jubilation du nomadisme au sceau d’une nostalgie à la fois existentielle et métaphysique.
101
Irruption des acousmates avant que le terme ne soit connu.
102
Un des derniers symptômes de la crise phénoménologique chronique bien connue..
103
Pétition de principe qui trahit la conception novice d’un comparatisme en trompe-l’oreille.
104
On faisait pourtant à cette époque un usage plus jubilatoire (et non binaire) de ces termes, lorsqu’on lisait en classe de Seconde ou de Première Les Villes invisibles d’Italo Calvino, tout en utilisant aux fins de cette pédagogie des manières et dumode d’emploi le beauGuide de nulle part & d’ailleurs à l’usage du voyageur intrépide en maints lieux imaginaires de la littérature universelle de Gianni Guadalupi et Alberto Manguel, préfacé par André Dhôtel et traduit et adapté par Patrick Reumaux, spécialiste de chasses subtiles (Éditions du Fanal, 1981 pour le guide, et Phébus, 1997 pour Chasses fragiles (Un flâneur parmi les herbes) du poète, romancier, naturaliste et traducteur – notamment de Dylan Thomas et de John– P Catrickowper Powys Reumaux).
105
Une telle suspension, loin de marquer un échec, me semble désormais le jalon signalant le lent apprentissage de la logique de tiers-inclus : infini, indéfini, ailleurs, nulle part, plein, vide, etc., n’auraient pas été posés selon une répartition binaire, si l’on avait compris plus précisément qu’ils participent d’une même vibration.
106
Le réemploi, sans précaution critique, de la vieille expression figée des mysticismes, permet de dater cette intervention : au terme de la mise en place de dispositifs spécifiques, au seuil de leur mise en fonctionnement.
107
La citation de Segalen et le terme entre-deux « » donnaient en réalité la puce à l’oreille sur le cheminement vers la logique de la vibration et des « fictions de l’interlude » selon Pessoa ou de « l’essaim de sens » selon René Char.
108
Caractère tenace des concepts à quoi on a eu si longtemps affaire.
109
On reviendra sur cette figure étrange lorsqu’il sera débattu debricolage.
110
Y ont participé, entre autres, côté français : Suzanne Allen, Jean-Christophe Bailly, Raymond Jean, Philippe Lejeune, Georges Mailhos, Olivier Rolin, Michel Rouan… ; côté portugais, Maria Fernanda de Abreu, Nuno Júdice, Eduardo Lourenço, Eduardo Prado Coelho, Maria Alzira Seixo…
111
Ma propre communication portait sur une imaginaire école « de l’ouïe » que des romans tels que Passacaille de Robert Pinget, Le Livre du sang d’Abdelkhébir Khatibi, La Thessalienne de Simonne Jacquemard,L’Espace d’un livre de Suzanne Allen etLe voyage à Naukratis de Jacques Almira étaient censés configurer. C’est dans ce texte, inédit pour cause de non publication des actes, que les prémisses établissant le fondement d’une logique de tiers-inclus intrinsèquement liée au fonctionnement de l’oreille furent établis.
112
Revue publiée par le Département d’Études Françaises et le Centre Interuniversitaire d’Études françaises de l’Université Eötvös Loránd de Budapest, dont je faisais partie du comité de rédaction. Deux articles figurant dans ce volume sont intégrés dans le présent dossier : « Babil, binarisme et volubilité : logos et psyché selon Iván Fónagy » et « Les compositions de François-Bernard Mâche et les vives voix du monde ».
113
Voir, dans le dossier, mon texte introductif « Métissagesses ? ».
114
DansRonsard et la Grèce, Actes du colloque d’Athènes et de Delphes 4-7 octobre 1985, présentés par Kyriaki Christodoulou, Nizet, 1988, pp. 323 à 337.
115
Dans Critique, n°495-496, août-septembre 1988, pp.684 à 694.
116
Dans Lisbonne, la nostalgie du futur, Autrement, 1988.
117
Dans Fernando Pessoa, Poèmes ésotériques, Message, Le Marin, Christian Bourgois, 1988, pp.61 à 93.
118
Dans Nom, prénom – La règle et le jeu, Autrement n°147, septembre 1994, pp.115 à 124.
119
Dans Fernando Pessoa, La Mort du Prince, Christian Bourgois, 1989, p. 11-13.
120
Dans Fernando Pessoa, Poèmes païens, Christian Bourgois, 1989, pp.7 à 14.
121
DansEncontro internacional do centenário de Fernando Pessoa, Secretaria de Estado da Cultura, Lisboa,
1990, pp.165 à 171.
122
Dans Colóquio Letras 117-118, Lisboa, setembro-dezembro 1990, pp. 120-128. (« Les cymbales de Pessoa).
123
Dans Fernando Pessoa, Le Violon enchanté, Christian Bourgois, 1992, pp. 23-31.
124
Dans Letras e letras, Porto, 1991. (« Lettre à Pedro Tamen à propos de certains sanglots »).
125
Dans Kodikas/Code 16 n°3-4, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1993, pp.251 à 271.
126
Éditions de la Différence, 1988, 1988 et 1991 (les deux premiers avec Michel Chandeignearia Antónia et M Câmara Manuel, le troisième en solitaire).
127
Christian Bourgois, 1988, 1988, 1989 et 1989 (les trois premiers avec Michel Chandeigne et Maria Antónia Câmara Manuel, le troisième en solitaire).
128
Chandeigne éditeur, 1994.
129
Dans Odes maritimes, Chandeigne-Assírio e Alvim-Casa Fernando Pessoa, Lisboa, 1997.
130
Les Cahiers de Royaumont, 1990.
131
Éditions Le Passeur, Nantes, 1995.
132
Christian Bourgois, 1992.
133
On mentionne ici les traductions qui ont été réalisées après la soutenance de la thèseNR de : Pedro D Tamen, Maître ès Sanglots, anthologie (1956-1995), poèmes choisis, traduits et présentés par Patrick Quillier, éditions Le Taillis Pré, Bruxelles, 1998 ; António Osório, Nature du Pollen, anthologie (1976-1995), poèmes choisis, traduits et présentés par Patrick Quillier, éditions Le Taillis Pré, 1998, Bruxelles ; diverses traductions de poètes portugais (António Franco Alexandre, Fernando Echevarria, Vasco Graça Moura) pour l'Institut Portugais du Livre à l'occasion du Salon du Livre de Paris, invité d'honneur: le Portugal, 2000 ; Vasco Graça Moura, Gerardomachies, onze poèmes de circonstance et un labyrinthe sur des images de Gérard Castello-Lopes, traduit par Patrick Quillier, Quetzal, Lisbonne, 2000 ; divers poèmes de divers auteurs portugais (Alexandre O’Neill, Mário Cesariny, Ruy Cinatti, Ruy Belo, Fernando Assis Pacheco, Luiza Neto Jorge, Fernando Echevarria, Fernando Guimarães, António Osório, Pedro Tamen, Vasco Graça Moura, António Franco Alexandre, Helder Moura Pereira, Natália Correia, Luís Miguel Nava) pour une anthologie de la poésie portugaise après Fernando Pessoa parue dans la collectionPoésie/Gallimard en novembre 2003.
134
Titre d’un poème bien connu de Char,Œuvres dans poétiques, op. cit., p. 26, qui a d’ailleurs requis toute l’attention de Pierre Boulez pour sa composition sur Le Marteau sans maître.
135
Ibid., p. 835.
136
Ibid., p. 746.
137
Ce qui fut démenti une fois le travail accompli.
138
Voir le titre Les voisinages de Van Gogh, Gallimard, 1985
139
Voir, entre autres, le poème Cérémonie murmurée, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 501.
140
Ibid., p. 7.
141
Ibid., p. 211.
142
Ibid., p. 209 et p. 700. 143
L’article figurant au présent dossier et intitulé « René Char : du silence au verbe (l’écoute métaphysique selon René Char et selon Martin Heidegger) » avait permis de prolonger certaines considérations de la thèse sur cette question.
144
Ibid., p. 62.
145
Dans « Visite à René Char ou l’explication d’un poète d’aujourd'hui », Entretien avec Jean Duché, dans Le Figaro Littéraire, 30 octobre 1948.
146
Ibid., p. 251.
147
Selon la formulation de Derrida dans les dernières lignesLa voix d eet le phénomène, dont il a été question ici : « Il reste alors à parler, à faire résonner la voix dans les couloirs pour suppléer l’éclat de la présence. Le phonème, l’akoumène est le phénomène du labyrinthe. Tel est le cas de la phonè. S’élevant vers le soleil de la présence, elle est la voie d’Icare. » (Op. cit., p. 117).
148
Ainsi on a pu recourir par exemple aux outils s: réverbérationuivants et amplification, entre autres afin de mieux entendre la scène où des enfants font «chanter le sel à [leurs] oreilles » (dans Œuvres complètes, op. cit., p.143) ; oscillation, notamment pour percevoir dans leur retentissement acroamatique les « battements innombrables » que Char saisit dans un geste auditif réflexif opéré dans le sommeil, avant de les réinvestir comme métalangage dans une page d’allégeance à Rimbaud (ibid., p.729) ; conduction, pour rendre compte par exemple de conditions d’écoute particulières permettant un agrandissement et une plus forte netteté de l’aire audible (« La nuit porte leurs voix, l’émiette un peu. », ibid., p. 856)…
149
On se limitera ici au seul exemple de l’écholocation, qui n’est pas inconnue chez l’homme, même si elle n’a pas chez lui la complexité qu’elle atteint chez les cétacés ou les chauves-souris. Cette notion nous avait permis de mieux rendre compte de la dimension acroamatique fondamentale de l’orientation pour le poète, notamment dans des formules telles que : « J’écoute marcher dans mes jambes / La mer morte vagues par-dessus tête » (ibid., p.11), « Il me faut la voix et l’écho » (ibid., p.572), « Les mots sont des sources vivantes semblables à des dauphins qui émettent entre eux des sons, et doivent se comprendre. » (ibid., p.828),…
150
Par exemple, pour mieux entendre la formule charrienne : « Ruisseaux, neume des morts anfractueux » (ibid., p.152), le recours aux notions de neume liquescent selon la musique médiévale et de mélisme en général permettait de sortir le poème de l’économie métaphysique mettant en scène une « répétition d’origine », au contraire du commentaire de Jacques Derrida sur Rousseau, où neume est défini a : «insi pure vocalisation, forme d’un chant inarticulé, sans parole, dont le nom veut dire souffle, qui nous est inspirée par Dieu et ne peut s’adresser qu’à lui. » (dans De la grammatologie, Minuit, 1967, p.353) — En effet, loin d’être entendu dans ce contexte onto-théologique, neume selon notre écoute résonnait très simplement dans le cadre des effets purement musicaux de cette vocalise spécifique. Nous suivions en cela l’orientation de Suzanne Allen (L’espace d’un livre., Gallimard, 1971, p.239) : « [dans le grégorien je] voyais moins le caractère mystique de la neume signalé, à juste titre, par Derrida à propos de l'Essai sur l'Origine des langues que, dans l’enroulement des libres paraneumes autour de la teneur, un penchant tout laïque de l’ornemental. Jubilatoire. »
151
Le terme « Écoutant » est utilisé par Char pour désigner la personne qui se livre à l’acte de compréhension d’un tableau (dans Œuvres complètes, op. cit., p. 1258).
152
Ibid., p. 152.
153
Ibid., p. 257.
154
Ibid., p. 548.
155
Ibid., p. 766.
156
Ibid., p. 136.
157
Ibid., p. 278.
158
Ibid. p. 735.
159
Ibid., p. 760.
160
Ibid., p. 501.
161
Ibid., p. 258.
162
Ibid., p. 146.
163
Ibid., p. 528.
164
Ibid., p. 313.
165
Lettre inédite de René Char, en réponse à celle que je lui avais adressée : « Je vous en décembre 1969remercie de vos paroles, de ce ruisseau que vous avez découvert au moment intact où vous deviez vous pencher sur lui et le saisir, lui le bouleversé futur... »
166
Ibid., p. 571.
167
Le compositeur Brice Pauset, dansIn girum son imus nocte et consimimur nocte (pour haute-contre, flûte basse, clarinette contrebasse, tuba ténor et informatique en temps réel, en hommage à Guy Debord, 1995), met certaines techniques de transformation en temps réel (transpositions, mise en résonance de différentes régions du spectre instrumental, synthèse croisée (hybridation) de l’ensemble vocal et instrumental avec des fragments préenregistrés de voix chuchotée…) au service du dévoilement de ce qui reste latent dans la composition instrumentale et vocale, donnant ainsi une version plausible de l’univers acousmatique conçu comme un antidote à la fascination spec/tac/ulaire. Ce qu’il replace dans un cadre « programmatique à profusion », dérivant de la charge contenue dans le titre « qui, simultanément, reprend un célèbre palindrome antique, cite le plus beau film de Guy Debord, et fait office de profession de foi pessimiste. » (Dans Entretien avec Brice Pauset, dans accents (Le journal de l’Esemble Intercontemporain — décembre 2003), p.10.)
168
Voir, entre autres : « f ormulesCeux qui parlent de révolution et de lutte des classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre. » (Gallimard, 1967, p.19).
169
Éditions Mille et une nuits, 1995, p.30. Mais voir aussi, par eNousxemple, qui d désironsans sans fin (Le cherche midi, 1996) : « Je ne sais quel musicien comparait [le bonheur] à la clé qui règle la tonalité d’une portée et à la mélodie accompagnée qui se transcrit mesure après mesure. Quel autre sens y aurait-il à l’existence dont nous a gratifiés l’harmonie de deux êtres — si brève fût-elle — que de nous composer une vie à l’exemple d’une sonate ou d’une symphonie, avec ses accords, ses discordances, la science de les résoudre et l’art de moduler ? »
(pp.150-151) ; « Toute pensée, si universelle qu’elle se veuille, tire son sens d’un dialogue avec le corps. Ce qui n’émane pas des sens s’exerçant au bonheur dévaste la terre. » (p.188) ; dans Notes sans portée (La pierre d’alun, Bruxelles, 1997) : « La sensation règle les opinions, les humeurs légifèrent. On se tuepour des idées et l’on veut ignorer ce qui les engendre et fait que l’on se tue au lieu de s’accorder sur une commune sensibilité. »
(p.14) ; « La conscience sensible du vivant est la qualité qui a le plus manqué à l’homme pour devenir humain. »
(p.16) ; « Tout notre imaginaire n’est qu’un voyage dans le corps. » (p.21) ; enfin, dans Le Chevalier, la Dame, le Diable et la mort (Le cherche midi, 2003), ces considérations, qu’on dirait a croamatiques: « J’attribue à la poésie, à l’opération qui affine et amplifie les plaisirs, un effet de résonance. Ainsi le bonheur se diffuse-t-il à l’envers du malheur qui, lui, à l’instar d’une épidémie, est contagieux. » (p. 83) ; « En quête d’une cohérence, sans laquelle la pensée se désincarne, j’élaborai patiemment les résonances qui, se répercutant et emplissant de leurs échos mes grandes demeures intérieures, bâtissaient, à l’inspiration de mes désirs, une manière de symphonie, dont la difficile harmonisation est à jamais le secret d’Orphée. » (p.199).
170
Allusion au titre de l’ouvrage de Claude Panaccio : Le discours intérieur de Platon à Guillaume d’Ockham, Seuil, 1999.
171
Voir par exemple l’article Philosophie « et poésie » (Revue de Métaphysique et de Morale, Armand Colin, décembre 96 n° 4), avec notamment cette formule (traduction de Anne-Laure Vignaux et Marc de Launay) : « c’est uniquement dans le dialogue ou dans son intériorisation silencieuse que nous appelons la pensée que peut s’élaborer la philosophie » (p. 453), ou encore cette phrase citée par Daniel Charles (dans Le temps de la voix, Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 110), qui relie implicitement acroamatique et historicité : « nous ne pouvons pas nous extraire du devenir historique, nous mettre à distance de lui, pour que le passé soit pour nous un objet… Je veux dire que notre conscience est déterminée par un devenir historique réel, en sorte qu’elle n’a pas la liberté de se situer en face du passé. Je veux dire d’autre part qu’il s’agit toujours à nouveau de prendre conscience de l’action qui s’exerce ainsi sur nous, en sorte que tout passé dont nous venons à faire l’expérience nous contraint de la prendre totalement en charge, d’assumer en quelque sorte sa vérité… » Ne pas être « en face » du passé, mais être assiégé dans la conscience même par son retentissement, nous entendons volontiers dans ce dispositif une configuration acroamatique.
172
Voir, entre autres,Le temps de la voix, op. cit., ou encore Gloses sur John Cage, 10-18, 1978 et John Cage, Pour les oiseaux (entretiens avec Daniel Charles), L’Herne, 2002.
173
Selon ce dispositif, la lecture repose, sans s’y épuiser, sur un dynamisme initial d’empathie.
174
Éditions Europica Varietas, Budapest, 1999.
175
Certaines de ces révisions « » n’en sont que par le nom, comme des exemples donnés ici à la fin du dossier peuvent en témoigner.
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